Histoire
Celle qui Sème reposait paisiblement dans sa caravane, à l'ombre des voiles rouge qui la masquait à la vue des badauds rassemblés à distance raisonnable. Alsheïm et Tys, les porteurs, patientaient sous la chaleur suffocante du soleil de midi. La sueur coulait sur leur visage mâte, dans leur dos, et jusqu'aux pieds nus qui collaient au sable brûlant. Mais ils ne bougeaient pas, ne parlaient pas, c'est à peine si leur thorax se soulevait à chaque inspiration. On tomba lourdement quelque chose sur le sol aride. Malgré la curiosité, les deux serviteurs ne tournèrent pas la tête en direction du bruit. Ils attendirent, comme il leur en avait coûté d'apprendre lors de leurs premières années de service. Junarah se chargea de remettre rapidement et discrètement en ordre la situation. Les volontaires du bas peuple creusaient un large trou depuis maintenant quatre heures. Cette zone là de Penjoie était la plus éloignée de l'Oasis, à la frontière du désert des Murmures et des autres cultures alentours. La terre y était morte, sèche et poussiéreuse. Dès les premiers centimètres, les ouvriers avaient dû lutter contre l'enchevêtrement de roches caché sous le sable granuleux.
Henja avait bien choisit son heure. Le soleil venait d'atteindre son zénith et la température avoisinait les 44°C. Pas un arbre, pas un haut rocher pour offrir un peu de protection face aux rayons. L'eau qu'on avait fait venir du fleuve de l'Oasis était conservé au frais dans un immense baril en bois, sous un chapiteau érigé à cet effet. Tous regardait avec envie l'ombre qui tombait juste sur le grand conteneur rond. Tous désirait y plonger leur corps sale et suant pour s'y désaltérer. Tous craignait les retombées d'un tel affront à la Chamane.
Junarah s'approcha silencieusement de la caravane et se pencha à hauteur de sa maitresse. La silhouette étendu d'Henja se dessinait sur les voiles flottant. Un simple hochement de tête, aucun échange de parole et la compagne ordonna enfin qu'on cesse de creuser pour verser l'eau de Ruyn au cœur de cette plaine aride. Il fallut neuf hommes forts de leur jeunesse pour exécuter la tâche. Aussi résistants à la soif que des farhs ; plus pieux que les érudits du Temple. Tout se déroula sans faux pas, au grand soulagement de la compagne. Moins d'une minute après, le terrain était vide. Seuls demeurés les deux porteurs jusqu'à ce que leur maitresse se décide à glisser de sa couchette. Sans attendre plus, ils emportèrent la caravane rouge au delà des limites du terrain. Ils apprenaient vite.
Henja frissonna au contact du sable chaud. Sa peau absorba aussitôt les rayons de l'astre flamboyant avant de se couvrir de perles de sueur. Seulement vêtue d'un pagne de soie ivoire attaché par un jeu de nœuds faits de racines, la Chamane traversa la centaine de mètres qui la séparait du point d'eau artificiel., sa compagne sur les talons. Elle s'arrêta suffisamment près du bassin pour en sentir les effluves douces caresser ses narines. D'un signe du menton, Junarah comprit qu'elle pouvait commencer sa part du travail.
Avec délicatesse, ses doigts entreprirent de recouvrir chacune des tâches de la Chamane d'une huile parfumée à base des plantes de l'Oasis. Cette fois là, leur senteur sucrée rappelait la chair juteuse des fruits korruliens. Par cette chaleur, ce genre de pensée faisait saliver la pauvre compagne qui n'avait pas pu boire une goute depuis son réveil. Être au service d'un élu de Ruyn représentait le plus grand honneur du pays. Ça impliquait aussi de dire adieu à toute vie privée dès lors que l'élu en question se prénommait Henja. La fidèle Junarah, autrefois fille choyée par une famille entière de Cultivateur d'importance, parcourait avec tendresse le corps de sa maitresse. Chaque tâche y passa. Quand elle eut enfin terminé ce rituel familier mais toujours fascinant, elle tendit sa main. Dans un élan de bonté et d'amour, elle désirait aider Celle qui Sème a rejoindre l'eau de Ruyn qui la connecterait à la nature environnante.
Sans lui adresser le moindre regard, Henja commença à entrer dans l'eau déjà tiède.
"Dégage."
Un ordre lointain de cette voix basse et sensuelle, sans plus d'animosité dans le timbre que d'ordinaire. Pourtant, Junarah ne put rester entièrement stoïque. Elle l'admirait tant, elle voulait croire que ce qu'elle ressentait pour elle dépassait l'amour. C'était un lien fort et unique qui la rattachait à la Chamane. Un mot gentil la faisait rayonner, un mot dur la blesser. Henja détestait lire les sentiments d'autrui sur leur visage. La compagne prit donc soin de ne rien laisser transparaitre de son ressenti. Elle s'inclina imperceptiblement et s'en alla en hâte, ne voulant pas déranger Celle qui Sème plus longtemps. Elle devait se sentir honorer de l'assister jusque là.

Le don de Main Verte n'avait rien de spectaculaire. Il n'était pas physique. Le spectacle, c'était Henja qui le donnait. Sa mise en scène, les règles du rituel, tout venait d'elle. Rien n'était nécessaire à vrai dire, mais cela plaisait à la Chamane. Elle ne le reconnaitrait pas, mais redessiner ses tâches avec de l'essence florale la rassurait. Ce geste lancinant durait juste assez de temps pour la plonger dans une espèce de torpeur où ses sens étaient en éveil. Son troisième oeil ouvert, elle voyait le monde à la façon de Ruyn. La nature bourdonnait dans ses oreilles. Bientôt, elle saurait écouter ses complaintes.
L'eau avait beau être conservé au frais, une petite heure avait suffit pour la tiédir et atténuer sa clarté. Jun' devrait réfléchir à une solution pour y remédier. Après tout, c'était là son rôle de compagne. Peu lui importait la manière, pour Henja, seul le résultat comptait. Elle soupira d'aise dès lors que son corps fut entièrement immergé. Le parfum des fleurs qui couvrait sa peau la faisait voyager au coeur de l'Oasis, là où elle avait elle même concocté la pâte huileuse. Les yeux fermées, Celle qui Sème s'ouvrit à la magie de Ruyn.
Les bourdonnements devinrent des mélodies florales, le grincement des racines contre le sable les paroles. De la graine à l'arbre le plus ancien, tous parlaient à Celle qui Sème. Ils lui racontaient leur histoire, de leur naissance à leur mort. Tous brûlés, tous tués. La colère les empêchait de germer à nouveau. En délaissant la terre, la roche avait gagné du territoire tout en s'effritant pour ne devenir que du sable sans passé. Henja compatissait à leur peine, mais elle devait réconcilier flore et roche pour redonner vie à cette parcelle aride. Séduction, promesse, diplomatie, écoute... elle usait de tout pour charmer et convaincre la nature mécontente.
Lorsqu'enfin elle rouvrit les paupières, la nuit tombait sur Korrul. Autour d'elle, rien n'avait changé. Pas un brin d'herbe, pas une graine germée. Pourtant, elle avait réussi à se faire entendre. Dans quelques semaines, le désert laisserait place à des cultures verdoyantes où il serait possible de planter fruits et légumes, ou bien d'élever du bétail. Ça, seul le temps le dirait, Henja ne décidait pas pour la nature.
Vidée de ses forces, la Chamane agita faiblement la main au dessus de l'eau qui la baignait. Deux minutes plus tard, Jun' arrivait accompagnée de Tys et Alsheïm. Les deux hommes sortirent leur maitresse du puits avec précaution, craignant de la blesser contre le sol rocailleux ou de la brusquer un peu trop - chose qu'elle ne manquerait pas de leur reprocher à son réveil. Ils l'allongèrent dans la caravane et prirent le chemin de retour jusqu'au vaisseau qui les ramènerait au Temple de Penjoie.

Moins d'un mois plus tard, les Docheran fêtaient le mariage de leur fille unique avec l'héritier des Seum. Tout le monde savait que la jeune fille aimait le frère de celui-ci et que les Seum était bien trop important pour s'allier avec des cultivateurs en déclin. L'heure n'était donc pas vraiment aux réjouissances, pourtant ils souriaient tous en l'honneur de celle qui leur avait offert une terre fertile en échange du rêve brisé d'une jeune fille et des espoirs de grandeur de ses beaux parents. En l'honneur de Celle qui Sème.