Histoire
"Se souvenir" est le premier pas vers "comprendre."
D'aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai beau les repasser en boucle, je ne parviens toujours pas à comprendre. A comprendre pourquoi la vie, après m'avoir fait si heureux, m'a rendu tellement malheureux. A comprendre pourquoi étant enfant, j'avais tout en ayant peu; et étant adulte, j'ai si peu en ayant tant. Ma vie n'a rien d'une tragédie, pourtant, j'envie ces gens simples, qui vivent modestement mais qui ont la chance d'avoir un foyer et d'être aimé. L'argent pourrait m'acheter une épouse, n'importe laquelle, mais il ne me donnerait pas l'amour. Je suis héritier et gérant de la plus grande exploitation de pierre d'Errande, je suis riche à souhait, il me suffit de claquer des doigts pour avoir des "amis", j'ai une famille aimante et formidable, j'ai tout ce dont un homme pourrait rêver. Tout, sauf une femme contre qui se blottir la nuit. Puisque Vama a décidé de me l'enlever.

Ma mère me rappelle souvent que je suis né un des jours les plus chauds que Matroos ait connu cette année là. Qu'étant le premier enfant, elle eut énormement de mal à me mettre au monde, et manqua d'en mourir de fatigue. Mais qu'une fois là, elle su dès le premier regard que j'étais l'héritier rêvé, et que je serai le roc auquel pourrait s'accrocher la famille une fois qu'elle et mon père auraient disparu. Je suis en effet devenu le gérant du domaine, mais je doute encore toujours sur ma capacité à être la pierre centrale inébranlable qui soutiendra la famille dans quelques années.

Mon éducation débuta le plus tôt possible, c'est-à-dire, lorsque je fus en âge de comprendre l'importance que représentait l'exploitation familiale. Mes parents étaient à la tête du domaine ayant le monopole de la carrière d'Errande. Ils devaient gérer chaque extraction, chaque commande , chaque livraison , ainsi que les différents ateliers où étaient sculptés par les meilleurs artistes de la région, ornements, bijoux et autres décorations. Et tout cela, je devais l'assimiler, en comprendre les moindres détails, afin que le moment venu, je sois capable de maintenir notre famille au sommet. La négociation me fut enseignée un peu plus tard, alors que je venais tout juste de fêter ma dixième année. J'y trouvais un véritable intérêt , ainsi qu'un plaisir dans le maniement des mots. Mes capacités d'orateurs se dévoilèrent rapidement, à la grande fierté de mes parents. Je ne prenais guère plus beaucoup de temps pour m'amuser avec mes deux jeunes frères et ma petite soeur, malgré tout l'amour que je leur portais, préférant rester avec Rhodelia, la vivenef familiale. Notre lien puissant était un signe favorable au rôle d'héritier et de capitaine que je posséderai bientôt. Et cela faisait partie intégrante de ce que je devais inclure dans mon éducation.

Durant la même année, on me présenta Ashazelle, une petite fille d'à peine 6 ans. Ma future épouse. Elle me fit penser, dès le départ, à une petite poupée de porcelaine. Frêle, menue, au teint de lait et aux yeux brillants. Elle était belle. Et je jurais que dès l'âge autorisé atteint, je l'épouserai avec amour et fierté. Elle semblait d'accord, sa bouille enfantine rayonnant de sourire. Nous nous revîmes peu étant enfants, chacun occupé à être correctement éduqué.

Les années passèrent, et ma jeunesse aussi. Je revis quelques fois celle pour qui mon coeur battait. J'étais tombé littéralement amoureux d'Ashazelle, et de sa beauté que je voyais évoluer. Du même temps, je vis ma jeune soeur quitter le foyer pour rejoindre son époux. Ce fut une première étape émouvante pour mes parents, et moi-même. Ce fut ensuite le tour de mes deux frères, l'un partant pour la Milice, l'autre pour la prêtrise. Et j'étais le seul, à rester sur le domaine. Nous , quatre enfants qui étions si soudés , nous nous retrouvions séparés par le cours de la vie.

A l'aube de ma vingt-troisième année, nous fêtâmes mes noces avec Ashazelle. Nous étions heureux, au comble de la joie, et elle s'installa sur le domaine familial. Au bout d'un an, elle réussit à tomber enceinte. Ce fut un bonheur inespéré après avoir essayé durant plusieurs mois. Néanmoins, à mesure que le terme de la grossesse approchait, ma jeune épouse se trouvait de plus en plus faible. Elle perdit du poids, ne mangeait plus, mais continuait de m'assurer que ce n'était rien. Je partis donc, comme tous les matins, travailler , mais une urgence sur la carrière m'éloigna de la maison. Lorsque je revins le soir, Ashazelle était en plein travail, et souffrait. Elle mourut de fatigue et de maladie devant moi, et le bébé que l'on sortit se révéla mort-né. Je ne me souviens plus très bien ce que je fis à ce moment-là. Je me serais réfugié dans mon bureau, et aurait tout mis à sac. Lorsque mes parents me retrouvèrent le lendemain, mes mains étaient ensanglantés à cause des bris de verre et autres objets détruits par mes soins. Les larmes noyaient mon visage endormi, et mes yeux étaient rouges d'avoir trop pleuré. Je mis du temps à remonter la pente. Mes parents durent m'épauler dans la gestion du domaine afin que je tienne le coup jusqu'au bout. Mon deuil dura presque deux ans. Lorsqu'enfin je retrouvais une vie normale, mes parents n'osèrent plus me parler de ma défunte épouse, ni qu'un nouveau mariage serait souhaitable. Ils me laissèrent en paix, eux qui amoureux l'un de l'autre, voyaient souffrir leur fils de ne pas pouvoir vivre la même chose.

Le temps ne s'arrêta pas pour autant de s'écouler. Et mes années non plus. Je suis maintenant devenu assez vieux, et mature, pour reprendre une épouse sans crainte de repenser trop souvent à Ashazelle. Je suis conscient qu'il le faut. Et si ce n'est pas par amour, au moins le faire pour pouvoir avoir un héritier, qui reprendra après moi, le domaine.