Histoire
Elle se penche sur un nouvel ouvrage. Cela l'aide étrangement à se détendre, quoique cela laisse son imagination vagabonder ; au fil des points, des passages de l'aiguille dans le tissu, elle pense, son esprit vogue lentement d'une idée à l'autre... Démêler l'écheveau des souvenirs, tirer un par un les fils qui constituent l'existence alors qu'elle choisit innocemment les couleurs qui orneront un stupide napperon. Activité trop calme pour une vie d'enfermement, preuve de l'extinction des passions.

On ne lui avait pas laissé espérer la moindre liberté, depuis le début, cela avait au moins été honnête ; pour être libre, il faut être né garçon. Comme son frère qui pourrait faire de grandes choses, dont tout le monde vantait les mérites alors qu'il n'était encore qu'un poupon. Comme son cousin, qui avait pu très jeune faire le choix de parcourir le monde, du moins le croyait-elle. Être une petite fille, c'était se vouer à se battre pour rien, à perdre sa voix dans un cri silencieux, mais elle n'en savait encore rien. Innocente, elle promenait son doudou partout avec elle, sur les genoux de n'importe qui ayant envie de l'accueillir ou simplement un moment de distraction après lequel la malheureuse victime se voyait réclamer une histoire, une sucrerie, un peu d'attention.

C'est qu'elle était gâtée, la petite princesse, qu'on ne lui refusait rien, à part ce qui lui aurait été le plus essentiel. Des parents présent, ç'aurait été un bon début. Lorsque l'on est pas héritier, on est élevé par les domestiques la plupart du temps, car on ne sert à rien, pas plus qu'une bête qui sera vendue. Très tôt, on voudrait qu'elle se taise, qu'elle sourie, qu'elle soit belle. Qu'elle accepte, parce que le destin est tout tracé. Elle ne comprenait pas. Pourquoi fallait-il étouffer les rires, retenir les chansons qui auraient rendu ces interminables réceptions bien plus gaies ? Pourquoi était-il inconvenant de parler aux adultes, pourquoi sa mère s'était elle confondue en excuse à chaque fois que sa fille exprimait un avis ?

En grandissant, tout devient plus clair. Elle doit arrêter de détourner l'attention, parce qu'elle n'est pas aussi importante que son frère. Et le feu de la jalousie s'allume, pour flamber un bon moment, irradier d'une chaleur malvenue. Elle pince le pauvre petit, le mord, le torture tant qu'elle peut pour lui faire payer cet outrage, lui faire regretter d'avoir pris la place qui lui revenait de droit dans le coeur de ses parents. Elle pique des crises, tape du pied, hurle tant qu'elle le peut, sans autre résultat que des punitions, et un air de plus en plus las sur le visage de son père à chaque fois qu'il la regarde.

"Cette enfant est intenable."
"Ce n'est qu'une mauvaise passe, elle se calmera, tu verras..."
"Nous n'en ferons jamais rien, tu le sais !"
"Allons, fais un effort..."
"Si tu veux que je fasse un effort, reprends ta fille en mains, par Vama !"

Ses parents se disputent, souvent. Ils se sont toujours disputés, parce que son père est sévère, sans aucune patience. Heureusement que sa mère est là, pour prendre les gifles à sa place, dont les enfants entendent les claquements sourds à chaque fois qu'ils se cachent derrière les portes pour espionner. Dans ces moments-là, il n'est pas question de se chamailler, ils se serrent l'un contre l'autre, et ils attendent. Qu'attendent-ils ? Ils ne savent pas trop. Que les dysfonctionnements familiaux se règlent, qu'un jour les parents sourient autre part qu'en public, mais il ne faut pas trop espérer. L'argent ne coule plus à flots, Papa a perdu son frère, ils ne savent pas trop comment. De huit dans la maison, soudainement, on est plus que cinq ; Thélador est parti, déchirure béante dans le coeur de la fillette qui a comme perdu un frère, celui des deux qui était le plus acceptable.

Au milieu de tout ça, on oublie les petits. Venycia a huit ans, Elior en a trois, deux petites choses perdues dans le déclin familial. Brutalement, il faut faire attention à tout, il faut sourire un peu plus encore. On parle déjà de mariage, car il faut trouver les moyens de combler le déficit, il faut retrouver des alliances. Maman pleure, Papa tempête... Pendant plusieurs années, tout semble figé dans cet état. L'enfant se calme, parce que les colères et les farces n'ont plus la même saveur dans ce climat morose, qui a pour seul avantage de faire naître chez elle un instinct de protection envers ce petit frère tant détesté. Elle grandit. Tout s'effondre, lentement, inexorablement.

Un point après l'autre, mouvement répétitif. Le projet avance bien, mais il faut bientôt changer de fil. Le gris terne n'est plus d'actualité, il faut choisir autre chose. Sa main plane au dessus des écheveaux, s'approche d'un bleu pâle, mais c'est trop calme ; il faut quelque chose qui annonce l'éclat qui viendra après, c'est le début de l'explosion de couleurs. Le bleu sera pour la retombée, il faudra bien que la fleur éclose se fane. Pour l'instant, un rose pâle fera l'affaire.

Les choses ont bien fini par se calmer, il n'aurait pu en être autrement avec autant de ressources. Les amitiés se sont renouées, tout cela n'était qu'un malentendu. "Voyons, c'est évident." Au début de l'adolescence de Veny, tout va mieux, sur cette base hypocrite. On recommence à sortir, à recevoir. On pousse les enfants à créer de nouvelles amitiés, car le bon stratège sait que les inclinations de l'enfance font plus tard de bons contrats. Ce sont les grands rassemblements, et l'on s'y trouve des amis, on apprend en miniature les usages de la conversation que l'on pratiquera toute sa vie.

Quatorze ans, c'est jeune. C'est l'âge où les amies forment un groupe soudé, mais il y en a toujours une qui compte plus que les autres, avec qui l'on partage tout, avec qui l'on peut exprimer les angoisses liées à tant de changement. Passer des nuits à refaire le monde, c'est bien beau lorsqu'on les passe dans de la soie ; les petites poupées surprotégées ont pourtant espoir de tout révolutionner, même si elles savent au fond d'elles qu'il n'en sera rien. Peut-être qu'elles, jolis oiseaux en cage parmi tant d'autres, trouveront le moyen de se faire remarquer pour mieux qu'une beauté que, malgré toutes ces belles pensées, elles ne se lassent pas d'entretenir. Dissonance des rêves et de la réalité, où l'inconscient sait pertinemment qu'un jour, il faudra se résoudre à la voie toute tracée, car les ailes ont depuis trop longtemps été rognées que pour pouvoir espérer s'envoler.

En attendant, on les laisse vivre, oisives en dehors des apprentissages nécessaires, et elles imaginent l'avenir, avec sa composante la plus évidente. Il sera beau, sûrement. Très riche, compréhensif. Aimant. Les gloussements accompagnent les suppositions, ces rires qui masquent cette étrange peur mêlée d'impatience, apanage de la puberté. Le temps avance sans leur demander leur avis, et les idées naissent. Elles se promènent au bras l'une de l'autre, les meilleures amies du monde, attendrissante pour qui les observe rire et tout partager, les parents se congratulent d'un spectacle si charmant qui, à coup sûr, contribuera d'une manière ou d'une autre à leurs affaire.

S'ils avaient vu seulement les moments où ils les laissaient seules... La privation d'amour mène à des confusions, qui s'exacerbent dans l'adolescence et ses tourments. Tout avait commencé par une caresse, une main de jeune fille qui court sur le bras de son amie, qui éprouve la douceur de la peau un peu trop lentement pour que le contact reste innocent. Des jours plus tard, c'était des baisers, pour essayer, pour voir ce que cela donnerait, dans la curieuse envie de s'entraîner. Évolution lente d'une relation jugée contre nature, vers des gestes qui n'auraient pas dû avoir lieu dans l'atmosphère peu appropriée de chambres d'enfants. Baisers trop sucrés, empreints des saveurs du goûter, caresses interdites au milieu d'innocentes peluches, longues chevelures qui se mélangent sur les chemises blanches et proprettes. Pas tant d'amour que de volonté de s'explorer.

Violemment, elle rougit, elle ferme les yeux. A présent, elle comprend la portée de ces gestes, mais elle ne peut stopper le train de ces pensées. Le rose ne convient plus à la suite, non, il faut... Toute à sa réflexion, elle se pique, une larme d'un rouge carmin perle au bout de son doigt. Elle l'examine, interdite. Cela aussi évoque des idées, mais il ne faut pas y penser, ce n'est plus d'actualité ; il faut oublier, il faut que tout le monde oublie. Elle pose ses lèvres sur la blessure. Le prochain fil sera écarlate.

La gifle avait retenti dans toute la maison, du moins c'était l'impression qu'avait Venycia. Il aurait fallu s'en douter, ces libertinages ne pouvaient pas durer, elles avaient fini par se faire surprendre. A présent, elle se tient devant son père, et l'on ne saurait su dire lequel des deux était le plus en colère. L'homme a son honneur qui lui remonte dans la gorge, tant qu'il ne sait plus parler, il s'étouffe avec sa bienséance, le visage bouffi par l'outrage. Et sa fille, et bien... Le feu de sa joue ne brûle pas tant que celui de ses yeux.

"Qu'est-ce que tu crois que tu es ? Une catin ?"

Le mot résonne à ses oreilles comme un soufflet plus douloureux encore que le coup. Elle ferme les yeux, serre les poings, elle ne veut pas s'énerver mais ne peut s'empêcher de souffler une réponse, d'exprimer toute son incompréhension qui sera, bien sûr, perçue comme de l'impertinence.

"Si vous commenciez par m'expliquer ce que je fais de mal plutôt que de me frapper, peut-être que je comprendrais !"

La seconde claque ne se fait pas attendre, parce que discuter n'a jamais été le fort d'Ektor Gotruscos, chacun le sait. La jeune fille baisse la tête, mais ne versera pas une larme devant lui. Le dialogue n'a jamais été très présent entre eux, mais alors qu'il la fait accompagner jusqu'à sa chambre par une domestique, son père soupire, il pressent la rupture approcher. Il a peur de ce qu'elle va faire. Elle est encore vive, elle a encore au coeur une flamme de rébellion, qu'il redoute.

Il a raison.

Lorsqu'elle se retrouve enfermée, elle s'autorise enfin à pleurer. Elle serre ses mains sur ses jupes, elle essaye de réaliser que c'est fini, qu'elle restera là sans voir personne, mais elle ne peut s'y résoudre. Elle a quelque part dans sa chambre une échelle de corde qui sert aux promenades nocturnes dans les serres, à pouvoir descendre de son balcon jusque dans la cour de la demeure ; jusqu'alors, cette surprenante ressource n'avait servi que pour des choses bon enfant, mais la jeune fille envisage de partir, comme tous les adolescents y ont pensé un jour. Elle voit rouge, dans sa colère, elle cherche le meilleur moyen de rajouter de l'huile sur le feu dont les flammes, pourtant, ont déjà ravagé beaucoup.

Qu'est-ce que tu crois que tu es ? Une catin ? La phrase tourne dans sa tête, prononcées sur toutes les notes possible, jusqu'à la rendre folle. Elle se relève, sèche ses larmes, malgré que son visage rougi puisse encore en témoigner, que sa pommette commence à bleuir pour afficher la preuve qu'elle a été frappée.

Elle part dans la nuit. Qu'est-ce que tu crois que tu es ? Une catin ? Si c'est comme ça, elle va le devenir, elle va lui montrer la vraie honte. Un sou glissé au garde à l'entrée du domaine lui permet de sortir. Mademoiselle va se promener, lorsqu'on a vu la couleur de l'argent, on ne pose plus de questions. Tout va très vite, comme c'est toujours les cas dans les situations qui dérapent, et elle se retrouve aux portes d'un bordel.

Tout petit brin de fille, elle est là, devant une grosse bêtises. Elle n'a rien à y faire, d'ailleurs ; elle est trop belle, trop propre, trop jeune, trop bien habillée pour le quartier, mais elle s'en fiche. Elle pousse la porte, puisque de toutes façons c'est ce qu'on pense d'elle. Elle garde la tête haute ; elle a quinze ans.

Un point de travers, pour un pas de travers. Dans sa broderie, c'est si facile, elle n'a qu'à le défaire, recommencer plus adroitement, refaire les choses comme elles devraient être. La vie n'est pas si accommodante.

Elle aurait pu faire bien pire, vraiment. On avait tout de suite vu, lorsqu'elle était arrivée là, que sous son air buté, elle était perdue et blessée. Et surtout, qu'elle ne venait pas de n'importe où, la petite poupée. Elle rapporterait gros, jolie et raffinée comme elle l'était, mais l'accepter était risquer beaucoup ; elle avait des parents, pas n'importe qui au vu de ce qu'elle portait. La gérante de l'endroit n'avait pas trop hésité, cependant. C'est une bien belle opportunité, malgré que la jeune fille puisse poser des conditions, pour certaines insolites. Elle se réserve pour les dames, allons bon. Elle affirme en rougissant que non, elle n'était pas de cette engeance contre-nature qui n'accorde ses faveurs qu'à ceux de son genre, et son interlocutrice hausse un sourcil, mais elle comprend ; sans doute est-ce moins sale, sans doute est-ce moins réel, moins dangereux pour elle. C'est ne pas s'inquiéter d'un bâtard, c'est une porte de sortie pour le moment où la réalité la rattrapera. Honteusement, elle y prend goût, et elle revient, souvent. Elle ne peut pas crier sous le nez de son père qu'elle est en train de le narguer, ce serait abuser de sa patience déjà limitée, alors elle continue dans l'espoir inconscient et si malsain d'être découverte, juste pour lui faire mal. Lui faire payer.

Défilé de formes voluptueuses, vapeurs des herbes qui brûlent pour permettre aux filles de supporter leur condition, mauvais vin qui coule pour que les têtes tournent et que les gens oublient qu'ils ne devraient pas être là. Elle a de la chance, Veny. Elle peut partir quand elle le souhaite, à la différence des autres qui n'ont parfois pas choisi cette vie, elle n'a pas de comptes à rendre car, pour qu'elle continue à rapporter de l'argent, il faut qu'elle reste discrète, pas d'esclandre. Les semaines passent.

Elle finit par rencontrer quelqu'un qu'elle connaît. Elle est tétanisée, c'est le début de la fin, c'est le signal d'alarme qui aurait dû lui faire prendre conscience que la prochaine personne de ses connaissances qui la prendrait sur le fait n'aurait sans doute pas autant de discrétion que ce jeune peintre. Et pourtant... Elle a beau regarder souvent ce croquis d'elle qui dépeint tout la déchéance que quelqu'un de son âge n'aurait jamais dû même voir, elle ne peut s'empêcher de repartir, de s'enrouler dans son manteau à la nuit tombée pour se glisser dans la ville jusqu'à son coeur qui ne dort jamais. Elle prend des précautions, mais ce n'est pas assez ; son physique fragile et ses cheveux de feu ne sont pas discrets. Les rumeurs commencent.

Il ne faudrait pas trop de couleurs, il y a beaucoup de rouge. Rouge colère, rouge passion. Elle examine son ouvrage, qui suit le fil de ses pensées. A nouveau, elle songe à une suite. Elle regarde par la fenêtre ; il y a peu de temps, elle a entendu les nouvelles. Il paraît que les Terres Boréales sont blanches et bleutées, couvertes d'une poudre glacée appelée "neige". Elle voudrait en voir, un jour. Elle est persuadée que cela doit être reposant. Elle aime le blanc.

Le jour où elle a été prise sur le fait, elle ne s'attendait pas à ce que ce soit sa mère qui l'attende au retour. Ce n'était pas elle qu'il fallait enrager, ce n'étaient pas ses larmes qu'elle avait voulu provoquer. Cela plus que tout le reste avait mis une halte à ses envies de rébellion, première prise de conscience un peu trop tardive. Des rumeurs se sont répandues dans la ville, et l'on espère vainement que cela ne soit pas allé au delà ; enfin... Si tout s'arrête, peut-être y a-il moyen de faire comme s'il ne s'était rien passé, comme si tout allait bien.

Retour à la case départ, dans sa chambre. Elle aime cette pièce, décorée de gris et de blanc, à la décoration coquette. Il y a plutôt intérêt à ce qu'elle en apprécie la vue, car elle ne verrait rien d'autre jusqu'à son mariage. Un honneur à retrouver, ce n'était pas rien, et sa famille n'y arriverait pas toute seule. Elle patiente, elle espère que ses frasques ne gâcheront pas tout, les larmes de sa mère lui ont fait prendre conscience du temps passé à se détruire. Elle a maigri, encore, un peu trop, elle s'inquiète de rencontrer les rares hommes intéressés par son cas. Après tout, elle a seize ans, c'est presque trop vieux pour le mariage. Et puis, elle se résigne à appeler à l'aide, presque un an après le début de son enfermement, lorsqu'elle voit que le candidat le plus probable ne pourra que la rendre malheureuse.

Delian est son ami, depuis longtemps. Il est en âge de se marier, et il est assez fou que pour accepter de l'aider : ils vont se marier. Elle a dix-sept ans, et revoit la ville pour la première fois depuis un an le jour où elle va chercher sa robe de mariée. Une merveille de blancheur, une merveille de pureté retrouvée. Elle se surprend à sourire devant le reflet dans le miroir, elle a l'air d'un fantôme, elle est presque malade, translucide, mais ce n'est pas grave. Elle va s'appliquer à changer ça, elle va manger, se pomponner, être belle au moins pour le remercier, c'est sa part du contrat, être belle à son bras. Venycia peut au moins faire ça, elle ne lui donnera pas d'enfants ; elle laisse ce soin à une femme qu'il aimera autrement que comme une petite soeur.

"Il nous faut une version officielle. Pourquoi est-ce qu'on se marie ? Pourquoi maintenant et pas quand nos parents auraient aimé qu'on le fasse ? Pour être logique, il faudrait qu'on dise qu'on s'aime. Pourquoi on s'aime ?"

Car s'ils feignent la passion en public, ils ne s'aiment pas. Delian va partir à Korrul, pour son métier de milicien, ils ne seront jamais ensemble. C'est très bien comme ça, le blanc va bien à cette union, il la recouvre toute entière. Calme retrouvé. Elle tournoie dans sa robe. C'est le moment de rentrer dans le rang, elle s'en remet à son fiancé, elle lui lie sa vie, elle lui fait confiance pour ne pas la trahir, respecter leur accord secret. Elle croit tenir un peu de liberté.

Elle a trouvé sa couleur, ce fameux bleu pâle. Ce n'est pas tout à fait le gris de l'ennui ni le blanc du froid, c'est quelque chose entre les deux, un ciel d'hiver. Le quotidien monotone. Elle sourit tristement, elle soupire, elle pique l'aiguille. Peut-être devrait-elle faire autre chose, c'est un peu trop propice aux réminiscences, finalement... Mais c'est presque fini, autant continuer encore un peu.

Ils se sont mariés, comme prévu, et s'il y a eu de l'inattendu, leur résolution a été respectée. Veny s'est posé des questions, puis elle a laissé tomber. Il avait sans doute ses raisons de s'y tenir, quoiqu'elle eut espérer le séduire, pour l'orgueil plus que pour une quelconque inclination. A présent, il est parti, lui laissant son nom et sa maison à gérer. Il envoie des lettres qu'elle se surprend à attendre avec impatience ; son ami lui manque. Une missive porte une bien étrange nouvelle. Il a retrouvé Thélador. Du courrier s'échange, une visite se prépare... Ce qu'elle apprend alimente la colère envers son père, qui lui a soigneusement caché que son cousin a été offert à sa place en remboursement de dettes, mais c'est globalement une bonne nouvelle ; elle sourit en y pensant, elle a hâte d'en parler à Elior. La vie n'est pas entièrement monochrome, il y a du bon.  

Et il y a du mauvais. Un attentat sur un marchand ami, le jour d'une visite. Pour la première fois, elle se dit qu'elle n'est pas en sécurité même en restant sage... Elle songe à ses envies d'air frais, de se promener un peu à présent qu'elle le peut, elle a peur. Il se passe à Matroos des choses pas très claires, et elle se sent prise d'une curiosité malsaine. Avant de la satisfaire, néanmoins, elle apprend à se défendre, ce qui semble étonner chacun ; serait-elle plus forte qu'il n'y paraît, la petite poupée ? Une réaction saine à une situation qui l'a malmenée, c'est presque étonnant. Elle grandit.

Elle change, elle prend son mal en patience, car l'éclat de la liberté est encore bien loin. Elle n'avait pas prévu d'habiter avec sa belle-famille, d'étouffer sous les regards déçus, ces regards qui couvent son ventre toujours plat. Même s'il ne pourrait en être autrement au vu des circonstances, il ne faut pas que cela se sache, ce serait un scandale.

Enfin, elle étale le tissu sur ses genoux. C'est un peu abstrait, ce n'est pas très régulier par endroits, mais elle s'améliore. Elle sourit, elle ne se reconnaît plus. Elle est raisonnable, c'est fort étonnant lorsqu'on se souvient de ses colères volcaniques, de ses passions, ses envies sulfureuses. Elle s'est résignée à la cage dorée, elle y attend patiemment que quelque chose se passe. Ce jour-là, elle fête son dix-huitième anniversaire, un début d'hiver, un jour pluvieux.