Histoire
24ème jour d'Andur, année 1080.

Le domaine des Shei'Arcath à Gernie était verdoyant, les vignobles couverts de fruits, attendant la récolte d'automne. Tout était calme en cette fin de journée paisible où l'on se serait volontiers assis sur la terrasse ombragée de la maison Marchande avec un verre de vin bien frais.

Si calme que ça ? Peut-être pas... Approchons-nous pour regarder à l'intérieur...

Dans le grand salon, un jeune homme de dix-huit ans à peine tentait péniblement d'empiler des bagages dans un coin. Ce n'était pas tant les valises qui prenaient de la place, mais bien les coffres remplis de livres. Tard dans la soirée pour voyager de nuit, Varen Shei'Arcath, troisième fils de la famille, partirait s'installer dans un appartement à Sant Poseïnos, pour être plus proche du but ultime auquel sa famille le faisait tendre : devenir politicien, être le représentant de tous les Shei'Arcath devant le Gouverneur. Le problème, qu'il tentait d'ignorer du mieux qu'il le pouvait, c'était sa petite soeur.

Oui, ce machin hurlant derrière lui, ce petit bout de six ans qui pleurait de voir partir son frère préféré, celui qui préférait lui lire des histoires que de parler de vin à tout bout de champ. Et Elishia Shei'Arcath avait de très, très bons poumons, qui s'accordaient douloureusement bien avec des cordes vocales très, très aiguës.

Depuis quelques jours, c'était le déchirement, Varen partait pour ne probablement plus revenir qu'occasionnellement au domaine. C'était le même cirque qui recommençait, le départ de Kalder pour la Milice avait déclenché les mêmes hurlements. Eli semblait avoir décidé que, quitte à déchirer son petit coeur, elle allait lui rendre la pareille sur les tympans. Le garçon termina à son aise de vérifier ses possessions pour qu'elles soient amenées à la vivenef familiale, avant de soupirer en pinçant doucement l'arrête de son nez entre ses doigts. Une bonne migraine s'annonçait. Heureusement que personne d'autre ne se souciait de son départ. Il prit brusquement la petite dans ses bras, non pas vraiment pour la consoler, mais pour que la rapidité du geste coupe ses pleurs. A son grand bonheur, Eli se tut, pour nicher son minois morveux dans le cou de son frère, avec la respiration hoquetante qui suit les grosses crises de larmes.

« Allons Lili, tu sais bien que je reviendrai te voir. Et que tu pourras venir près de moi quand tu voudrais. »

C'était un mensonge, mais si pieux... Qui pourrait lui en vouloir ?

Quelques jours plus tard, Varen voyait le soleil se lever sur Sant Poseïnos. C'était là, dans le Joyau de Vama, que son destin l'appelait, et aucune petite soeur au monde n'aurait pu interférer avec ses plans.


16ème jour de Dorror, année 1094.

Enfin. Le jour était arrivé. Celui où Varen déménageait encore, vers la résidence qui serait la sienne pour de nombreuses années à venir. Une somptueuse villa sur pilotis sur la rive du lac de Vama. Il avait réussi. Le conseil des Marchands l'avait élu à un pourcentage des voix tout à fait admirable. Il était encore plus fier de son âge : à trente-deux années tout juste, c'était l'un des plus jeunes Conseillers que Matroos ait jamais vu.

Il était là, debout devant son nouveau chez-lui, les bras chargés de papiers roulés, et il se demandait si ses jambes le porteraient par dessus le seuil, ses genoux tremblaient d'une émotion bien contenue. Tant de choses devant lui, et seulement le temps d'une vie. Rien que l'année précédente avait été chargée, entre la campagne d'élections, tous les événements liés, et le mariage d'Elishia. La petite dernière avait épousé en grandes pompes l'héritier Vifbois, une famille dont le commerce était basé sur le bois sorcier. Il ne la voyait plus qu'une fois par an depuis son départ, et elle lui en voulait terriblement de cette absence, mais Varen était tout de même heureux qu'elle ait trouvé un bon parti. Le garçon avait l'air bien, il saurait sans doute se faire aimer de la petite tempête.

Tout à ses pensées, le jeune homme sauta une marche parmi celles qui menaient à son nouveau chez lui, et se retrouva étalé par terre en travers de la porte ouverte, le buste dans l'entrée et les pieds toujours dehors, à plat ventre devant la domestique qui l'attendait visiblement. Comme entrée triomphale, on fait mieux. Malgré l'étourdissement de la chute, Varen plissa ses yeux de myope pour détailler la demoiselle qui semblait se retenir à grand peine de rire en ramassant les livres et papiers éparpillés autour de lui. Le tout nouveau Conseiller du Gouverneur s'assit en tailleur sur son noble séant, tendant une main à la jeune femme, qui la serra avec un amusement très apparent.

« Varen Shei'Arcath, enchanté. »

« Johannah Striker, Monsieur. »

Elle était ravissante, avec un sourire tout en fossettes, des yeux pétillants... Tout ce qu'il ne fallait pas mettre sur la route de quelqu'un qui a tant vécu dans les livres qu'il en a oublié de faire ses propres expériences.


33ème jour de Malgak, année 1098

Quatre années après ses débuts, le jeune Conseiller célébrait sa première victoire. Un bon repas, un vin qu'il n'avait encore jamais goûté -une rareté!- et quelques connaissances. Le projet de loi sur lequel il avait passé la majeure partie de son temps avait vu le jour : bientôt, les fabricants de vivenefs auraient une réduction de leurs taxes, et ceux qui gaspillent le bois-sorcier pour créer des broutilles contribueraient plus amplement aux revenus du pays. C'était une mesure qui avait évidemment reçu l'aval des familles marchandes spécialisées dans ce commerce, et cela avait permis aux Shei'Arcath de recevoir une légère remise sur le prix à payer pour Vignebarbe, leur propre vaisseau. Après tout, les vivenefs sont indispensables à tous les autres commerces marchands, rien que cela aurait dû depuis longtemps donner à leurs créateurs d'indéniables avantages. De plus, tant que l'on fabriquait des vivenefs, ces conditions favorables s'appliquaient, même si l'on créait d'autres types d'objets en bois-sorcier sur le côté.

Une petite soirée loin de chez lui ne lui faisait d'ailleurs pas de mal, puisque la maison ministérielle des finances s'était honteusement remplie de cris d'enfants. Le petit Lorren avait fêté ses trois ans, et Johannah avait donné naissance un mois plus tôt à des jumelles dont le timbre de voix avait quelque chose à voir avec celui de leur tante des années plus tôt. Des petits bâtards, mais qui s'en souciait, tant que tous vivaient ensemble comme si ce n'était pas le cas ? Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et c'est le genre de situations qui n'est pas fait pour durer.

Le repas fut un délice pour les sens ; après tout, les Conseillers du Gouverneur ne mangent pas n'importe où. L'heure était aux réjouissances, et les mets servis dégoulinaient de décadence. Varen fut cependant déçu par le dessert, une duchesse carmine à l'air pourtant si prometteur. Son étrange goût ferreux laissait supposer qu'un ingrédient avait mal tourné... Quel gaspillage ! Il en mangea cependant une bonne partie ; peut-être était-ce le vin qui trompait son palais pourtant si sensitif ?

Il était bien tard, ou tôt c'est selon, lorsque Varen récupéra son manteau au vestiaire, et c'est en titubant qu'il rejoignit son chez-lui. C'est en cherchant ses clefs qu'il trouva le morceau de papier plié dans sa poche.
« Voyons si vous aimerez toujours autant le bois-sorcier. »


12ème jour d'Andur, année 1105

Tout s'était éclairé -ou assombri, selon le point de vue- quelques temps plus tard, lorsque Varen avait remarqué une verrue brunâtre sur sa jambe. Il avait essayé de l'arracher, mais c'était comme vouloir éplucher sa propre peau. Il n'était pas intelligent pour rien. Il avait fait le lien. De la sueur coulant sur son front, l'estomac retourné, il avait malmené un emeica jusqu'à parvenir à l'envoyer à son médecin. L'homme était arrivé en trombe, et le verdict avait été sans appel : la galdebois. Il avait étudié cette maladie, qui faisait partie des risques du métier que les opposants à son projet avaient mis en avant pour tenter de le contrer. Il savait que c'était très, très mauvais signe.

Varen avait remercié Vama de toutes ses prières pour l'accouchement difficile de sa maîtresse, qui l'avait empêché de la toucher entre la naissance des petites et cette monstrueuse découverte. Et puis, il avait tenté d'éloigner de lui ses enfants et leur mère. Sans jamais y parvenir. Alors un soir, à bout de nerf, il avait mis à profit son éducation de mâle Shei'Arcath. Johannah avait eu un poignet foulé, la pommette du petit Lorren était devenue bleue et enflée. Lorsqu'il s'était approché d'un air menaçant du berceau où criaient les deux petites, Johannah avait embarqué les enfants sans demander son reste. Il avait par après fait en sorte qu'ils soient logés dans une petite maison de Sant Poseïnos et qu'ils ne manquent de rien, mais il ne les revit plus. Il les avait arrachés au danger qu'il représentait à leur insu comme on se débarrasse d'un sparadrap. Pour oublier, le Conseiller s'était plongé dans le travail. Et dans la nourriture, peut-être pour compenser la solitude. Oh, il n'était pas vraiment amoureux, ni un père très attentif, mais ils avaient été une présence chaleureuse. Tant pis.

Au fil du temps, il avait développé de l'écorce à plusieurs endroits du corps, par miracle pas sur le visage, ce qui était une rareté selon son fidèle docteur. Et une branche tendre poussait sur sa hanche. Il l'avait tordue et attachée contre sa jambe comme une tige sur un tuteur, pour la forcer à aller vers le bas, à ne pas créer de protubérance sous le tissus qui la couvrait la plupart du temps. On l'en amputerait bientôt, et il avait déjà peur du résultat tant son corps la reconnaissait comme un membre à part entière. L'uniforme qui ne le quitterait bientôt plus commençait à prendre forme : du noir, de la tête aux pieds, pour ne pas que les traces de sève ne se marquent trop fort sur le tissus. La maladie n'était pas encore invivable, mais Varen sentait son emprise grandir un peu chaque jour.

Vint le jour de ses 43 ans, sept ans après ce fameux soir. Il était seul, dans son grand bureau rempli de choses mais vide de vie. Il avait essayé de faire la gloire de sa famille en faisant le bien de Matroos, il avait vraiment essayé... C'était voué à l'échec : il ne vivrait pas assez longtemps pour voir aboutir le moindre de ses projets, avec la vitesse lamentable de l'administration.  Et le voilà devant un beau papier tout proprement rédigé, un joli formulaire rempli des jours plus tôt dans un coup de folie... Il attestait que le Gouverneur reconnaissait la famille Shei'Arcath comme fournisseur officiel de son palais et de ce fait lui attribuait mensuellement une coquette somme pour le développement des installations viticoles afin de pouvoir subvenir aux besoins de tous les notables sant-poseïnois. Une excuse tout à fait déplorable, sans aucune crédibilité ; le domaine Shei'Arcath était suffisamment bien équipé que pour assurer n'importe quel contrat sans cela.

N'empêche... Varen avait déjà ressorti plusieurs fois le document, puis rangé, puis ressorti... La tentation était grande. Cette fois-ci, il était allé jusqu'à dévisser le capuchon de son stylo plume. Il hésitait, le geste suspendu, réfléchissant aux implications. S'il était pris, c'était la retraite et la honte, le déshonneur sur sa famille. Mais égoïstement, il se dit que si cela arrivait, il ne serait plus là pour très longtemps de toute manière... Prenant une grande inspiration, il apposa sa signature sur le document, et le plaça bien vite sur la liste des affaires à transmettre avant d'avoir des remords.

Normalement, le gouverneur aurait dû approuver toutes les décisions, même celles de ce genre. Cependant, Cor Keiron et Varen se côtoyaient depuis longtemps, et avaient souvent fait bonne chère ensemble. Le conseiller aux finances était un gourmet gourmand, et avait donc reçu toute latitude pour l'approvisionnement de la table du gouverneur. Après tout, il avait derrière lui de longues années d'honnête service, et le dirigeant de Matroos était occupé à bien d'autres choses que gérer les fournisseurs.

Restait maintenant à espérer que ce petit écart resterait discret...


Automne, année 1113

D'une ruelle avoisinante, Varen observait le chaos qui enflait autour du palais du Gouverneur en cette belle fin de journée. Un petit incendie, apparemment rien de grave, mais c'était tout de même une pièce de la demeure du chef d'Etat qui s'enflammait, ce qui entraînait un tas de complications et beaucoup d'agitation.

Le Conseiller observait la fumée d'un air pensif en fumant sa pipe toute neuve, qui contenait des herbes antalgiques lui permettant de continuer de se mouvoir malgré la douleur lancinante de ses articulations. Il était sensé être déjà au domaine Shei'Arcath pour se reposer et soigner au mieux ce qui aux yeux du monde était de l'arthrite sévère, mais il avait eu quelques affaires à régler avant de partir. Son ami Cor Keiron était mort peu de temps auparavant, et il avait fallu faire ami-ami avec le petit nouveau. Un gamin de quinze ans pour diriger un pays. On aura tout vu. Néanmoins, Varen était parvenu à entrer dans ses bonnes grâces comme avec son frère précédemment. Avec le temps, le troisième fils Shei'Arcath avait évolué de « bon diplomate » à « suprême manipulateur ». Ce genre de choses viennent avec la pratique.

Un petit problème s'était posé : la découverte des Terres Boréales, et la volonté quasi immédiate de les coloniser. Envahir un pays, c'était déployer une armée. Déployer une armée, c'était lever des fonds. Et la Milice avait reçu toute latitude pour ce-faire, y compris fouiller dans les dépenses régulières pour demander qu'elles soient réduites pour le temps de la guerre. Ce qui était évidemment un très mauvais plan, car celui qui était chargé des finances de Matroos avait quelques petites choses à cacher...

Il se mit à pleuvoir. Tant mieux, cela aiderait à éteindre les flammes avant qu'elles n'atteignent une partie vitale du palais. Varen se détourna du spectacle de la fumée qui montait dans le ciel en une colonne noirâtre pour clopiner vers le petit vaisseau qui l'attendait sur la rue perpendiculaire. La pluie avait éteint sa pipe, et il tâta ses poches, cherchant sa boîte d'allumettes, avant de hausser les épaules.

Il l'avait sans doute oubliée dans les archives.


Début de l'hiver, année 1113

C'était comme un retour au point de départ : le lever de soleil sur Sant Poseïnos, vu depuis le bord d'une vivenef. Mais ce n'était plus un jeune homme élégant qui assistait à ce spectacle grandiose, c'était un vieil homme au corps brisé. Ceci dit... L'état de Varen était étonnamment bon, grâce à son médecin qui vivait presque avec lui pour les multiples heures de soins quotidiens dont il avait besoin pour se maintenir. Il était exceptionnel d'être encore capable de se mouvoir, même très lentement, autant de temps après la contamination. L'homme avait eu de quoi se soigner dés le départ, et cela lui avait permis de ralentir considérablement la maladie, mais la possibilité qu'une crise lui fasse perdre le terrain gagné n'était pas à exclure. En attendant... Il retournait à son office de ministre avec toutes ses facultés intellectuelles et une partie suffisante de ses facultés physiques. Plus surprenant encore, il parvenait encore à cacher son état, qui lui aurait valu d'être brûlé vif s'il était découvert.

Il avait passé deux mois au domaine Shei'Arcath à Gernie, au milieu de ses neveux et grands-neveux, qui le prenaient tous pour plus âgé qu'il n'était ; il avait le corps déformé, et la pommade qui empêchait les écorces d'envahir son visage lui donnait la peau grisâtre et ridée. Néanmoins, le rôle de l'ancêtre lui avait plu, il avait pu fouiner tout son saoul dans les affaires d'autrui et faire marcher tout le monde à la baguette. Malgré son attitude de vieux ronchon, la vie de famille lui avait fait du bien, et lui avait rappelé ce pour quoi il était devenu politicien : faire la gloire et la fortune du clan Shei'Arcath. En voyant toute la marmaille s'activer, il en regrettait presque de ne pas avoir eu d'enfants officiels à y ajouter. Bah... Il pouvait toujours faire le papy gâteau avec ceux des autres. Surtout ceux de Mahasaël, qu'il prenait près de lui le plus souvent possible depuis qu'il s'était rendu compte que la femme de ce dernier se méfiait de lui. C'était très amusant que de la voir se démener pour éloigner ses petits sans lui manquer ouvertement de respect. Comme tout mauvais tonton, il avait choisi ses chouchous, et Eshisil Ondeluire n'en faisait définitivement pas partie, au contraire de Miobë Mihaly. Dommage que celle-ci n'ait pas encore un petit bout qu'il pourrait faire sauter sur ses genoux.

Mais il dût s'extirper de ses pensées, car l'heure n'était plus à songer à la famille, du moins pas dans le sens affectif. Vignebarbe s'amarra en douceur au spatioport de Sant Poseïnos. Avec regret, il abandonna la belle canne ouvragée qui avait été son soutien pendant deux mois ; tant qu'il pourrait s'en passer, il pourrait taquiner le Conseiller Shadow. Se dandiner maladroitement valait bien ce petit plaisir. Il grimpa difficilement dans le vaisseau qui l'attendait. Plus que quelques minutes de trajet, et il serait de retour dans sa demeure personnelle sur les bords du lac de Vama, pour reprendre du service pas plus tard que le lendemain. Il était paré : il avait veillé à être blanc comme neige, si certains avaient des soupçons, ils n'auraient pas de preuves. Second avantage, il était bien au courant, car il avait reçu des lettres quotidiennes sur ce qu'il se passait à la capitale et plus particulièrement au palais du Gouverneur. Avec le temps, il avait développé un bon entourage dans la ville... Les petits oiseaux de Lord Varen, ça sonnait si bien.

De retour dans son bureau aux fenêtres occultées -pour ne pas donner de lumière à sa plante intérieure- Varen s'installa dans son fauteuil moelleux avec le grognement respiratoire des hommes vieux et bedonnants. Il jeta un coup d'oeil autour de lui, sur ses piles de papiers, tout ce qu'il y avait à faire... Et il était fin prêt pour revenir dans le jeu complexe du pouvoir à Matroos.