Histoire
 
La famille Nualan tenait une petite auberge depuis plus de cinquante ans. Elle n’était pas bien cossue, mais ses prix étaient plus qu’accessibles, assurant une affaire qui marchait paisiblement depuis des décennies. Tout le monde participait au business, chacun avait sa tache assignée. Les deux ancêtres se chargeaient des comptes, triant les pièces d’or de leurs doigts crochus. Tierney, leur fils était le cuistot, capable de préparer un repas qui tenait au corps avec pas grand-chose. Sa femme Meryl était au comptoir, mais se révélait être aussi la première à jeter dehors les trouble-fêtes et les ivrognes à l’ardoise un peu trop remplie. Leur fille la plus âgée, Irelia, était la serveuse au sourire radieux et aux joues bien rondes, que bien d’hommes admiraient. Et Toma, c’était la demi-portion avec la tignasse rousse, qui récurait les casseroles.  Il y’avait un absent, l’aîné, nommé Allen. Ça faisait des années qu’il s’était embarqué, changeant de vaisseau comme de chaussettes et cela faisait bien des mois qu’il n’était pas rentré au bercail.
 
Ces dernières semaines les affaires marchaient moins bien. Cela arrivait parfois, mais cette période creuse s’étendait dangereusement. Et alors que l’auberge de la Marmite Dansante perdait de son attrait aux yeux de la benjamine, cette dernière rêvait de grands périples. Le cadre si restreint de sa vie faisait que les seuls rebondissements qui lui arrivaient se révélaient être les fois où elle était assignée à une tache différente, telle qu’écrire le plat du jour sur une pancarte. Elle avait toujours aspiré à pouvoir enfin poser les pieds sur un vaisseau et cette envie ne faisait que s’accroître lorsqu’elle pensait à son frère ou qu’elle voyait des équipages se rassasier à une de leurs tables. Les livres de contes pour enfants étaient tous composés d’histoires d’aventures et de trésors, qui rendait ce statut encore plus glorifiant. Toma grandissait et son ennui avec elle.  On se riait d’elle quand elle en parlait, alors qu’Allen avait été encouragé à partir. Le désir de s’enfuir un jour se faisait de plus en plus fort, nourrit par l’amertume.
 


Faisant dépasser timidement le bout de son nez par-dessus une table, elle regardait le groupe de pirates festoyer, son œil brillant de jalousie.
 
-Y sont trop cooool. T’crois qu’un jour j’pourrais rejoindre un équipage aussi classe ? Et si je leur demandais si je peux venir avec eux ?
 
Tierney posa sa large main sur le crâne de la gamine et secoua la tête.
 
-Le Pourfendeur ? Ils prennent pas les p’tites nanas, ces bonhommes-là. Tu vas devoir attendre qu’un autre équipage passe à l’auberge. De toute façon y’a trop de travail ici en ce moment, tu devras te trouver un vaisseau plus tard, ma petiote.
 
Toma fronça les sourcils et fit la moue. Sans ajouter un mot, elle monta dans sa chambre en grommelant. C'était la troisième fois ce mois-ci qu'on lui sortait des excuses minables. A onze ans on est capables de savoir ce qu'on veut quand même ! Alors qu’elle donnait des coups de pied dans à peu près tout ce qu’elle trouvait, elle sentit une présence derrière elle et se retourna. Irelia la regardait d’un œil rieur, l'épaule contre le cadre de la porte, les bras croisés sur sa poitrine. La fillette s’attendit à une boutade de la part de son aînée, mais elle la vit quitter rapidement les lieux avec un petit sourire. Elle revint quelques minutes avec une bassine et des ciseaux, mais aussi des vêtements ayant appartenu à Allen lorsqu’il était plus jeune. Remarquant les yeux ronds de sa sœur, elle s’expliqua en lui tirant une chaise :
 
-Ces pirates n’acceptent pas les filles ? Faisons de toi un garçon alors. Allez dépêche-toi, une fois qu’ils auront rempli leur panse, il sera trop tard et tu devras attendre un nouvel arrivage.
 
Alors fut sacrifiée sa longue chevelure de feu qui s’éteignit doucement dans l’eau de la bassine.
Ce soir- là, Toma s’était éclipsée, mais la disparition ne tira qu’un soupir à ses parents. Irelia quant à elle, pria toute la nuit Ruyn et Vama pour que son coup de pouce ne soit pas une terrible erreur d’avoir réalisé le plus grand rêve de la fillette.
 
Et la vie à bord du Pourfendeur des Vents était bien celle à laquelle elle aspirait. Le travail était dur mais elle s’était épanouie, laissant petit à petit derrière elle la fille d’aubergiste qu’elle était, pour intégrer pleinement son rôle de mousse. Certes, au fur et à mesure qu’elle grandissait son secret devenait un peu plus compliqué à garder, mais depuis les deux ans où elle avait vécu sur ce navire, il n’eut aucun jour qu’elle regretta. Enfin si, il eut une fois où elle crut que son aventure allait devoir s’arrêter prématurément.
Voyez-vous, la petite Toma est ce qu’on pourrait dire tout en bas de la chaîne alimentaire. Toutes les sales besognes, on sait tout de suite à qui les décharger. Et quand on dit sale, c’est littéralement. La lessive, la vaisselle et autres récurages en tous genres c’est elle qui s’en chargeait. De ce fait, elle entre en contact avec la crasse de tout le monde et donc toutes les saloperies qui pouvaient traîner. Et elle avait beau avoir une hygiène honorable pour une pirate, elle chopait tous les virus qui se ramenaient sur le vaisseau. Et il fut une fois où cela faillit lui être fatal, à plusieurs échelles.
Elle avait attrapé une bronchite sévère, il y’a de ça un an. Son état empirant, ce fut sans plus attendre que le médecin à bord dû la prendre en charge. Elle se souvient de la crainte qui lui avait serré l’estomac en voyant Marcellus arriver.  Elle avait fait fit de sa faiblesse et s’était immédiatement redressée, gigotant comme un ver pour fuir.
Sans aucune manière, il avait levé la chemise du mousse. Paniquée, Toma recula et se cogna contre le mur derrière elle. Elle bafouilla de sa voix éraillée par la maladie en désignant les bandelettes qui compressaient sa poitrine:
 
-Ca ? C’est pas ce que tu crois, une plaie qui… En fait c’était infecté et… Ouais enfin c’est pas grave. J’ai besoin d’rien, merci, bonsoir !
 
Son sourire faux fut suivit d’une toux grasse qui dura de longues secondes. La crise passée, il haussa un sourcil et sans plus de manières lui badigeonna les côtes d’un onguent vert à l’odeur épouvantable. Elle tiqua en se retenant de respirer un maximum et prit son mal en patience. Une fois tout cela fini, il soupira et railla avec air moqueur :
 
 
-Si tu penses que je me doutais de rien, tu m’as vraiment pris pour le dernier des débiles.
 
-Pourquoi t’as rien dit au Capitaine alors ?
 
-Parce que t'es le cadet de mes soucis.
 
Toma se laissa retomber mollement sur sa couche, fixant le plafond, bougonnant entre deux quintes de toux.
 
-Tu dois savoir que tu n’es pas au bout de tes peines, gamine. Ça va être de plus en plus difficile à cacher tout ça. Les plus idiots iront te railler parce que tu n’as pas de poil au menton et pas un gramme de muscle, mais crois-moi Sorcor est loin d’être aussi dupe.  Et si Cynydd apprend ça, il hésitera pas à t’écarter les cuisses, il en a rien à cirer que tu sois une môme ou non.
 
Elle grimaça en essayant de ne pas s’imaginer la scène. Elle avait toujours vu Marcellus comme quelqu’un d’assez optimiste, en tout cas le dernier à se montrer défaitiste. L’entendre dire de telles suppositions la glaçait de peur. Elle tenta de masquer sa crainte en racontant d'un air fier:
 
-Une fois y’avait un mort de faim qui a essayé de me tâter les meules. Je lui ai mis un coup de grolle tellement fort dans les gonades, qu’il a failli les recracher par la bouche. Après ça il a plus jamais essayé de me tripoter les fesses, ce sagouin. 
 
Après un rire peu convaincu, il était parti sans rien ajouter, d’un pas calme. La fillette se recoucha en essuyant une sueur froide. Le jour où elle allait se faire virer du vaisseau n’était pas encore arrivé.
 
Depuis, presque rien n’avaient changé, mis à part que Toma avait pris la sale manie de traîner dans les pattes du médecin, pour écouter ses anecdotes les plus dégoûtantes et se confier à lui parfois. Elle essayait de ne pas trop l’énerver et partait sans rechigner quand elle commençait à le déranger.  Elle avait beau le considérer comme un très bon ami, elle espérait qu’il ne mette jamais de prix à son silence.