Histoire

"Les méandres obombrés d'un coeur meurtrit par l'illusoire, se bercent en suspens au dessus de l'abîme d'une réalité éphémère. L'âme qui se morcelle empli les mondes allégoriques, et épanche l'outre de vie, aux reflets vermeils, sur les fragments d'un être passeur."  

L'Aube, une poussière de lumière cristalline s'infiltre et danse sur le visage d'un petit erfeydien profondément assoupit. Né la veille, Toomon ainsi dénommé, profite encore de l'étreinte maternelle. D'une pâleur étonnante, aux yeux d'un noir de jais, le garçonnet semble bien particulier...

Au crépuscule de ces 4 ans, l'enfant assiste à l'annuelle fête de Tümwallah, au sein d'une antre qui abritent certains émissaires. Le troisième jour se défile, et l'heure de la divination approche. Le regard éblouit de Toomon semble s'égarer sur les parois animées d'ombres terrifiantes. Le petit bout d'homme échappe à la vigilance de sa mère, et glisse entre les spectateurs, en direction d'un mur de l'antre qui l'attire particulièrement. Assis devant la paroi, il lève une main malhabile, tandis que de ses doigts semblent s'égrainer une poussière noire, emplie d'une myriade de pierres infimes. Une nouvelle "ombre" vint danser parmi ses congénères, à l'aspect étrange et funeste, inspirant une angoisse insidieuse. A son apparition, certains erfeydiens reculent de quelques pas, mais ces mouvements passent inaperçus, l'ombre se fondant à merveille dans les scènes habituelles.

Inaperçu, vraiment? Une main blanchâtre et marquées de traces d'un rouge pourpre vint délicatement saisir le bras de Toomon. Son ombre, qui avait commencé à grandir et se détacher de la paroi prenait petit à petit un aspect cauchemardesque, aux allures quasi réelles qui se dirigeait au sein des spectateurs. Elle s'évanouit alors en une fine poussière noire.

-"Qu'y a-t-il donc dans ton esprit petit être, pour qu'a un âge aussi pur, tes fantasmes soient si sombres et mirifiques?"

Toomon scruta le regard bleuté cerclé de noir, tendit une main vers les marques pourpres du visage qui l'observait et effleura la joue de l'émissaire. Un fin sourire vint égayer le visage du petit garçon qui sembla loin des questionnement de l'étrangère. Avec insouciance il constata amusé :

-"Tu es belle."

La jeune émissaire sourit, bien qu'interloquée quelque peu, et se redressa. Elle contempla le garçonnet qui détournait déjà les yeux vers les ombres du spectacle, comme s'il était parti ailleurs. De ses lèvres s'échappèrent un murmure, avant qu'elle ne disparaisse dans la foule.

-"Nous t'attendrons..."

"La voie et l'esprit divise la chair. Crois-tu assujettir la destinée de celui qui 'est' entre les fers de la guerre? Toute parole haute n'est pas hégémonie, tes mots balafrent, délétères... Seul le Gardien statue du sort des hommes, qu'ils soit ton sang et tes fils."

Du haut de ses six années, Toomon errait encore, entre les rêves d'un père factionnaire et d'une mère aimante. La femme révulsait, avec véhémence.

-"Un guerrier? As-tu perdu la raison! Nous sommes incapables de contrôler l'utilisation qu'il fait de son lien! Il s'égard dans ses mondes fantasmagoriques et les verse dans le réel telles des abominations. Son esprit se repaît des créations psychiques dont il se joue."

Elle prit une bouffée d'air, le regard empreint de crainte et de colère, avant de reprendre sa tirade.

-"Ici, il ne s'agit que d'une forme de beauté que seul lui peut concevoir, mais imagine... La forger en arme? As-tu pensé une seconde ce qu'il pourrait en résulter? Il pourrait y perdre le sens, et dieu sait ce qu'il pourrait développer comme horreur? Au service d'un quelconque chef de clan qui y verrait l'objet capable d'insuffler des souffrances psychiques destructrices..."

Dans les souvenir du petit garçon, une brume recouvre le reste de cette altercation, seuls les mots "éloignement par amour" restaient ancrés à son esprit. Ils scintillaient devant ses iris noirs, comme un doux espoir de compréhension. Sa mère seule savait, ressentait, les besoins enfouis au creux de jeune erfeydien et les dangers qu'il ne voulait guère voir surgir auprès des siens.

Dans le mois qui suivi, sa mère posa un doux et long baiser sur son front, tandis que son père achevait d'apprêter un sac de voyage. Il prit la main de son fils dans la sienne, enfin résolu à privilégier l'espoir qu'il soit heureux aux désirs d'avenir guerrier qu'il nourrissait auparavant.

Le chemin fut à la fois très long et très bref. Junjen, l'howok de la famille, mena le traîneau avec une cadence régulière, et les flancs de la falaise de l'antre la plus proche se dessinèrent bientôt sur l'horizon. Le père de Toomon chargea le grand sac sur son dos, et mena son fils à l'entrée de l'antre. Un vieil homme du nom de Najziv Hunkeel accueillit les deux voyageurs.

Le père du jeune garçon demeura une nuit à l'antre, dernier instant en compagnie de son fils, qu'il ne côtoierait bientôt plus qu'une ou l'autre fois l'an. Le lendemain, il s'accroupit devant Toomon, posant une main sur son épaule et murmura à son oreille "Soit celui que tu 'es', mon fils". Il effleura son front d'un baiser et s'éloigna rejoindre Junjen.  

"Celui qui voit quand ses yeux son clos, sait. Mais le savoir fragmenté altère la raison et les sens, alors ne s'esquissent plus que des ombres. Pourtant, le don du Gardien touche l'être qui 'peut', et des fragments naîtront alors l'Idéal."

Najziv resta quelque peu pantois devant l'illusion qui naquit sous ses yeux. Une créature à la stature humaine pris forme, grande et imposante, son contour semblait constitué d'ombres noires vaporeuses. Au centre de sa poitrine, un trou bleuté béait, comme animé d'un mouvement circulaire. De fait, un tourbillon aspirait le regard du spectateur, comme s'il s'apprêtait à l'engloutir dans un néant de terreur. Hypnotique et effrayante, la cavité avait une sorte d'attrait malsain irrésistible, et lorsque Najziv s'approcha de la créature, le regard vide, Toomon abaissa son bras d'une traite. L'être d'ombre disparut en poussière de roche.

Assis en tailleur, il tendit sa main vers le tas friable et commença à jouer avec, l'esprit déjà bien loin. Son maître l'observa un instant, puis entrouvrit les lèvres.

-"D'où te vient cette imagination lugubre et pernicieuse Too?"

Le petit garçon qui fredonnait un air lent et sonore, leva une main emplie de poudre noire, qu'il égraina doucement.

- "Je les vois ... Dans mes rêves."

Le temps coula, et la dixième floraison de Toomon vint avec lui. Depuis peu, il était accordé au jeune émissaire d'animer certains effets au cérémonies diverses. Tandis qu'il s'entraînait un jour à la création d'un personnage aux formes absconses, sous les yeux de son maître qui regardait, jouant le parfait spectateur, la forme s'évanouit soudain, à peine qu'elle commençait à se matérialiser. Le mur ou dansait la lumières de quelques flammes ayant pour fin de projeter les ombres resta nu, et Najziv demanda inquiet :

-"Toomon?" Un silence étrange répondit comme un souffle lourd à sa question, et le vieillard s'approcha du mur la mine alerte.

Le jeune garçon reposait au sol, inerte... Son maître se pencha en avant afin de prendre son pouls, prêts à alerter un soigneur, lorsqu'il réalisa ce qui se passait. Un souffle lent et régulier émanait du petit être qui dormait paisiblement. Depuis ce jour, Too qui avait toujours eu un air flegmatique, manifesta de temps à autres ces imprévisibles crises de narcolepsie passagères.

L'enfant continua de grandir au sein de la petite communauté d'émissaire, surnommé comme certains aimaient à le faire, Le dormeur. La présence de Too bien que discret, paresseux, silencieux, semblait prendre une place incroyable auprès des siens, tant il était particulier. Ce qui fascinaient le plus ses confrères, était sans nul doute son hypersensibilité psychique, qui paraissait lui donner accès à ce que bien des émissaire aspiraient atteindre en rêves...

Âgé alors de 13 ans, Too fut totalement intégré à la structures fantasmagoriques des cérémonies. Par ailleurs, il s'aventurait depuis peu seul, au dehors de l'antre, à la recherche d'herbes diverses. Mestre Tänjord l'initia volontiers à l'art de la médecine naturelle qui semblait le fasciner, et il lui fallut peu de temps pour assimiler des connaissances développées en la matière.

Un jour qu'il murmurait seul, dans un espace reclus de l'antre, à former une suite d'ombres qui semblaient suivre un schéma que lui seul comprenait, Najziv arriva derrière lui et se stoppa sur place. Bien que les formes n'avaient pas de réelles apparences, qu'elles n'étaient identifiables à quoi que ce soit d'existant, elles exerçaient un attrait irrésistiblement malsain. L'esprit de Najziv lui parut s'échapper de son corps, tandis que les brumes noirs emplissaient sa tête d'angoissent terrifiantes. Juste illusoires... il le savait, mais malgré tout il ne put y résister mentalement, et tomba à genoux la tête dans les mains.

Le bruit sourd n'interrompit pas les gestes de Toomon, il avait déjà sentit la présence du vieillard, et c'est une infime parcelle de sa conscience qui lui dicta d'arrêter ses dessins imaginaires qu'il traçait dans le vide.

-"Toomon... Je sais que Le Gardien se repaît de nos spectacles et de la peur qu'ils inspirent, mais tu dois être raisonnable. De telles choses ne sont pas nécessaires, ni désirées. Le Gardien reste une entité pure, qui n'altère en aucun cas l'esprit des hommes..."

Le jeune adolescent fixa le mur devant lui, sans se retourner. Personne ne pouvait atteindre l'esprit du Gardien, pas même ce vieux singe. Il murmura de façon audible.

-"Le Gardien est empreint de malignité et de sournoiserie. Et cela demeure une forme de pureté, bien que vous ne désiriez pas la voir, maître..."

Najziv entrouvrit les lèvres, avec l'ardent désir de contredire ses paroles. Mais il en éprouvait de la crainte, et se tut, sachant peut-être au fond de lui même, que les propos du jeune émissaires revêtaient une forme de réalité.

"Au fil des rêves se noient la beauté des divinités du Monde, sache recueillir entre tes doigts, les filaments d'eau qui caractérisent la féerie qui les compose. Soit le passeur mortel, et tes songes édifieront le pont psychique qui mène au Gardien."

Lorsque Toomon atteignit ces 16 ans, il commença à se lasser d'être chaperonné par le vieux Najziv, bien que comme pour beaucoup de chose, il ne le manifestait pas de façon visible. Un jour qu'il lui contait une histoire sur des émissaires bannis, une femme fit irruption dans la salle. Âgée d'une trentaine d'années peut-être, ses traits paraissaient familier à Toomon, bien qu'il ne retrouva de suite cette image enfouie dans sa mémoire.

"Il est grand temps que tu alloues ton énergie à une nouvelle recrue Najziv, tu ne puis plus rien d'utile pour lui. C'est moi qui me chargerais du reste."

Le vieillard releva lentement la tête vers l'émissaire au regard d'un bleu pâle, marquée de traces pourpres. Il fit une légère moue, comme un enfant auquel on vient retirer son jouet favoris, et parla d'un ton lent et profond.

-"Toi? ... Cela fait dix années que tu ne prends plus disciple... Man'wel."

Le jeune émissaire plongea son regard encre dans le bleu de la dénommée Man'wel, et y vit danser un petit enfant aux cheveux couleur de neige. Lorsqu'il s'identifia comme tel, il reconnut avec un souvenir brumeux l'émissaire qui l'avait abordé lors de sa première venue ici, alors âgé de quatre ans.

Toomon se releva de sa position en tailleur et l'approcha. Lorsqu'il fut à quelques centimètres d'elle il effleura sa joue de sa main pâle et lui sourit.
Man'wel lui rendit son sourire et s'adressa à nouveau au vieux maître.

-"Lui, je l'attendais."

A ces mots elle saisit la main du jeune homme et se détourna de la salle pour en emprunter la sortie.

Les années qui suivirent ne nous sont pas relatées, l'enseignement de Man'wel demeure inconnu à quiconque d'autre que Toomon. Désormais âgé de 22 ans, émissaire et soigneur aguerrît, le jeune homme mène une existence mêlée de culte, de spectacles et d’errance à la recherche d'herbes diverses en dehors de l'antre.