Histoire
Il est des enfants qui sont conçus on ne sait trop pourquoi, dans les situations les plus improbables que l'on puisse imaginer, par des détours malins du destin. C'est ainsi qu'il y a environ vingt ans, Ephias Epworth, bourgeois de son état, était venu au chevet de sa fille pour prendre dans ses bras le dernier de ses descendants. Malgré que le bébé ait été conçu hors mariage, le vieux bonhomme n'avait pu se résoudre à l'éliminer avant le terme pour ne pas compromettre la fertilité de sa fille Prudence -qui portait tellement bien son prénom !- avec les méthodes peu délicates à leur disposition. Seulement voilà, il y avait bâtard, et il y avait pire, et dans le petit tas de couverture dans ses bras, l'homme découvrait de grands yeux bleus et une touffe de cheveux blonds, en cela rien d'étrange. La bizarrerie, le plus curieux de tout était cette peau foncée, déjà hâlée sans avoir vu le soleil. Un sourcil haussé, le bourgeois avait regardé sa fille en larmes sans mot dire, et avait emporté l'enfant.

Il ne fallait pas abuser de sa patience... Il aurait bien gardé un bâtard en le faisant passer pour le fils de telle ou telle domestique, mais il était évident qu'il berçait une erreur de la nature. Néanmoins, au moment de lâcher son fardeau dans le lac de Vama, il eut un moment de remords bienheureux, sans lequel la suite de cette histoire n'aurait pas lieu d'être. C'est que le père Epworth, pourtant intraitable en affaires, avait le coeur un peu trop tendre, et que cet enfant qui le regardait faisait flancher ses résolutions. Avec un profond soupir, il avait ramené le poupon contre son coeur, et avait cherché une autre solution qui ne lui laisse pas le sang de sa descendance sur les mains, tout mêlé que soit ce sang.

Quelques jours plus tard, Ephias avait dégoté une prostituée en quête d'une vie nouvelle, après que son propre bâtard soit né inerte. Il suffisait de s'adresser aux bonnes personnes en ville pour avoir ce genre de connaissances, et un peu d'argent suffirait à convaincre la dame de s'occuper du bébé, du moins jusqu'à ce qu'elle soit hors de vue. On garde sa conscience propre comme on le peut, face à ce genre de cas. C'était ainsi que, par la nuit la plus cliché du monde, Ephias avait amené la nourrice et l'enfant au passeur qui oeuvrait dans les basses ruelles de Sant Poséïnos. Il les regarda partir dans la tempête qui faisait rage, discrets dans la nuit comme deux ombres... Il avait été le meilleur grand-père que l'on puisse être pour un sang-mêlé à Matroos, ce n'était déjà pas mal, surtout si on regardait sa poche allégée de nombreux galons. Advienne que pourra, il n'y avait plus qu'à marier la fautive et tout serait effacé.

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La dame qui tenait notre protagoniste n'était pas la plus douce et fraîche du monde, mais elle venait de perdre un bébé. Encore un coup de chance du destin : ce n'était pas encore ici que le petit bout de chou dans ses épaisses couvertures brodées allait être abandonné, malgré le long chemin vers Vanylle et ses dangers. Le vieux passeur avançait à ses côtés, montrant le chemin dans la tourmente, fumant une pipe qui semblait à l'épreuve de la pluie, et le silence se fit jusqu'à ce qu'il ouvre une bouche édentée pour poser la seule question de toute leur longue marche.

"C'quoi son nom, au p'tiot ?"

Nelys, puisque c'était son nom, fut bien embêtée, elle n'avait aucune idée du sexe de l'enfant, et aucune envie de vérifier sous une pluie battante.

"Y s'appelle Sacha."

Voilà qui ferait office pour un temps... Et qui fait encore office aujourd'hui, finalement.

Arrivée à Vanylle, Nelys avait en poche de quoi être la femme la plus riche du coin, en ces temps difficiles. Après quelques temps de galère, elle finit par trouver une auberge à acheter, qu'elle retapa en s'occupant de Sacha jusqu'à avoir un endroit vivable et exploitable. Au final, ce n'était pas une enfance trop rude pour ce qui s'avéra être une petite fille, malgré qu'elle n'aurait pas dû vivre plus de quelques heures si son grand-père avait écouté son instinct de bourgeois plutôt que son coeur.

Sacha était une enfant joviale, gentille et d'une maladresse sans bornes. Au moins, elle pouvait compenser son inutilité grandissante par un joli sourire et de beaux rêves. Parce que Sacha, elle avait au moins un rêve, et un gros, qui grandissait encore chaque nuit et chaque jour où elle pouvait s'extraire de ses corvées pour aller traîner sur le spatioport de Vanylle.
Car voyez-vous, si elle s'enfuyait à l'approche de certains vaisseaux réputés pour leur cruauté, ayant comme chaque enfant de Vanylle entendu les légendes, il y en avait un qu'elle attendait toujours. Lorsque l'Hélios rentrait au port, que l'équipage chantait pour l'amarrage et que les derniers trésors étaient débarqués, il y avait toujours bien une gamine dans leurs pattes pour venir voir et écouter toutes les nouveautés. Un jour, Sacha, elle serait chercheuse de trésors, elle irait aussi sur la Lune, ou bien loin dans un désert qu'elle n'arrivait même pas à se représenter malgré sa peau qui n'y aurait pas détonné. Sacha  trouvait ces buts admirables, quand elle avait six ans. Mais attendez... C'est encore le cas ! Naïve et rêveuse, l'impatience de prendre le vent pour la première fois ne fit que croître, malgré les tentatives de sa mère adoptive pour l'en dissuader. C'est ainsi que, lorsqu'elle eut l'âge pour être mousse, Sacha se présenta à l'Hélios au suivant de ses passages. Le capitaine l'engagea, rien que pour sa motivation, sans se douter de la catastrophe qu'il embarquait sur son bâtiment.

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Presque un an plus tard, Sacha avait été reléguée en haut de la vigie, et s'y trouvait bien. Pour la première fois de son service, elle était plus utile qu'encombrante, un vrai miracle. Au début, on l'avait mise au nettoyage, comme tous les mousses. Lorsque le pont supérieur s'était transformé en véritable patinoire à force d'être ciré, elle avait été envoyé chez les mécanos, à tout hasard. N'ayant pas bien compris la transition entre les deux postes, Sacha avait nettoyé un moteur pendant des heures, avec grand enthousiasme, enlevant toute cette sale huile qui dégoulinait de partout. Il s'en était fallu de peu que l'engin n'explose, faute de lubrifiant, mais au moins, il était propre ! Elle avait aussi fait un rapide tour par les cuisines de Marcel, où elle confondait le sucre et le sel et manquait d'empoisonner tout son monde de manière générale. Autant dire qu'on avait même pas essayé de la faire participer à un abordage, d'autant qu'elle avait la faculté étonnante de courir dans tous les sens pour n'importe quoi, distrayant ses camarades. Mais là, dans le poste d'observation, tout allait bien, elle ne nuisait à personne, et avait même réussi à retenir la chansonnette pour signaler tel ou tel type d'objet en approche.

Cela dura quelques temps, où Sacha était soulagée d'avoir enfin trouvé sa place, lorsque le vaisseau eut une brusque accélération par une belle journée bien venteuse, et qu'un pauvre oiseau se retrouva dans la trajectoire directe de sa tête. Une bataille acharnée plus tard, Sacha s'en était sortie avec un mauvais coup de serre dans l'oeil.

A sa sortie de l'infirmerie, avec un très joli cache-oeil pour lequel elle s'était empressée de trouver cinq légendes différentes pour ne pas avoir l'air trop ridicule, la jeune fille ne savait plus trop que faire de sa vie. Elle s'apprêtait à partir en courant supplier le capitaine, ramper à ses pieds pour qu'il ne la dépose pas chez sa mère au prochain passage à Vanylle, quand l'infirmière la retint.

"J'ai du travail pour toi."

Sacha avait tout écouté en regardant la pointe de ses souliers, parce que Madame Ogden lui faisait peur. Elle avait toujours refusé de travailler à l'infirmerie juste parce qu'en fait, tous les médecins de l'Hélios lui faisaient peur. Oh, la joie !

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Finalement, après quelques temps, Sacha ne trouvait plus son boulot si effrayant que ça. Tout ce qu'elle devait faire, c'était veiller sur des gens pendant la nuit, et appeler le médecin s'il y avait un problème. En dehors de ça, elle partageait sa journée entre son hamac douillet, installé dans l'infirmerie pour qu'elle soit de garde perpétuelle, et les quelques leçons de l'infirmière qui s'obstinait à vouloir en faire une assistante fiable. Oh, ça fonctionnait plus ou moins, elle était capable de faire un pansement et avait retenu l'aspect des différents produits médicamenteux, de sorte qu'elle savait les utiliser sans être capable de lire les étiquettes... Mais personne au monde ne lui ferait jamais confiance avec un scalpel ou un remède potentiellement poisonneux.

Enfin bon. Il y avait au moins sa nouvelle fonction pendant les abordages, où Sacha avait un rôle très particulier : la besace pleine de compresses, de garots et autres sparadraps, elle courait partout sur le vaisseau à la recherche de potentiels blessés pour leur donner les premiers soins. Elle avait comme cela sauvé la vie de plusieurs de ses camarades, ce qui n'était pas trop mal pour pareille maladroite ; petite, rapide et agile, la jeune fille savait se faufiler partout, se déplacer furtivement sur l'Hélios et le bâtiment abordé pour repérer ceux qui tombaient, et les aider en attendant que les vrais médecins puissent les atteindre. Curieusement, les situations de crise semblaient la rendre plus concentrée, ce qui n'était pas dommage.

La vie reprenait sans catastrophes majeures, et Sacha passa plusieurs années à ce poste, s'améliorant un peu chaque année. Elle n'avait pas l'apprentissage facile, mais M'dame Ogden semblait tout de même assez contente de ce que la jeune femme devenait. Toujours distraite, toujours sur sa propre planète, elle faisait néanmoins vraiment partie de la grande famille de l'Hélios, après une éternité à chercher son petit coin de paradis sur le vaisseau.

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Enfin, le moment que la jeune pirate attendait depuis son enfance arriva. Le Cap'taine Viyers avait décidé non pas d'aller sur la Lune -quelle déception !- mais bien dans le désert d'à côté, au coeur de la mystérieuse Oasis. C'était là que le trésor du Capitaine Rodhia les appelait, il fallait aller le chercher bon sang de bois ! Alors que l'Hélios se dirigeait vers le Passage Ardent en cette belle fin d'automne, Sacha sautait sur place, ne sachant plus contenir complètement son impatience. Les abordages, c'était très bien, mais si elle s'était engagée, c'était pour trouver des richesses, découvrir des choses, visiter des endroits où l'homme n'avait jamais posé le pied !

Malheureusement, l'expédition devant s'avérer plus compliquée que prévu... L'Hélios se retrouvait d'abord coincé entre les parois du Passage Ardent, puis au sol dans le désert, cerné par la Milice et ces curieux personnages en cape rouge. Les choses sentaient très mauvais, et pas seulement à cause de la fosse septique vidée sur le festival. Occupée à arrêter une hémorragie après les tirs qui avaient décimé une bonne partie de l'équipage, Sacha ne fut pas assez rapide, et la porte de la salle des machines se referma sur les survivants sans qu'elle n'ait eu le temps de s'y glisser aussi. Panique. Elle allait mourir. Les pas des ennemis qui venaient d'aborder le vaisseau se dirigeaient déjà vers elle.

Elle saisit une arme abandonnée par terre, vide. Peine perdue. Alors, la jeune fille se glissa dans les recoins du vaisseau, silencieuse comme une ombre. Elle connaissait le moindre couloir du colossal bâtiment mieux que sa poche, et elle sut sans mal se cacher jusqu'à la tombée de la nuit, où les hommes s'étaient retirés après s'être acharnés sur la salle des machines sans penser à fouiller le reste de fond en comble. Elle les avait entendus parler... Ils étaient en train de tuer l'Hélios ! Sacha fut un instant tentée de faire preuve de l'héroïsme des contes, d'exploser avec le vaisseau, mais ce n'était pas raisonnable : il fallait que quelqu'un continue la quête du Cap'taine, au cas où !

Les bruits finirent par s'atténuer, les assaillants semblaient s'être calmés pour la nuit. Sacha entreprit de chercher parmi les hublots celui qui lui offrirait la meilleure chance de sortie, et elle finit par en trouver un, isolé, à l'arrière. Ils ne s'attendaient pas à une sortie de ce côté pour n'y avoir posté qu'un seul homme. Une jeune recrue, apparemment, aux épaules pas très larges. Apparemment, ils considéraient cela bien suffisant pour tenir une seule fenêtre, surtout après le massacre qu'ils avaient fait, et pourtant. Leur orgueil sauverait la vie de la petite infirmière.

Sacha ouvrit la fenêtre, regarda à gauche, regarda à droite... Et sauta sur la tête du malheureux Veilleur Pourpre tant que personne ne la regardait, l'assommant au passage. Son premier fait de bataille ! Elle se serait perdue dans sa fierté, s'il n'avait pas fallu bien vite se cacher. Elle traîna l'homme à l'abri des regards et vola sa cape pour s'en envelopper, enlevant son cache-oeil. Si personne ne croisait son regard, elle serait presque convainquante.

Ensevelissant le malheureux endormi sous le plus de sable possible, elle prit la place du garde, le capuchon du vêtement pourpre rabattu sur son visage. Elle avait vraiment eu une chance monstrueuse, et plus encore, puisqu'elle ne s'était pas éloignée de cent mètres que l'Hélios explosait, le souffle la jetant à terre. C'était la débandade générale, les miliciens et les veilleurs couraient en tout sens !

Sacha resta hébétée un instant, avant de profiter de la confusion pour s'éloigner rapidement. Elle trouva une espèce de machin à roues, probablement le véhicule d'un simple garde patrouilleur au sol, et parvint par miracle à le faire démarrer à toute vitesse vers le désert. Korrul, nous voilà.