Histoire
Korrul, année 1789, premier jour du mois de Shannor. Il y a 14 ans d'ici.

La main droite dans celle de sa maman, le pouce gauche dans sa bouche, Hinaë Aanka'Leï était bien embêtée. La toute petite n'en pouvait plus de subir les rayons du soleil pourtant adoucis par l'automne naissant, et il était fort heureux que la file vers la chamane qui s'occuperait de son tatouage se raccourcisse rapidement. En effet, elle était la gamine la plus voyante de l'endroit, emballée dans plusieurs couches de tissu ; famille de couturiers oblige, elle se devait d'être pomponnée telle une petite poupée. Aussi mourrait-elle de chaud sans se plaindre, habituée très jeune à un tel traitement. Les gens la regardaient, ne comprenant sans doute pas l'utilité de mettre tant de fleurs dans les cheveux d'une si petite fille, mais Hinaë, elle, voyait très bien. Elle n'aurait rien voulu d'autre.

Patience et Travail engendrent Beauté. La devise de la famille, qui imprégnait chacune de leurs créations. Hinaë, si jeune qu'elle fut, était peut-être plus consciente encore de l'importance de cette devise, elle aimait ce qui était beau. Les paysages que Ruyn offrait à ses yeux, les plantes croulant sous les fleurs, le scintillement de l'eau de l'Oasis sous les lanternes bordant le domaine... Elle ne savait pas encore combien ce serait important dans l'avenir, mais son émerveillement ne semblait jamais cesser devant rien. Ni même devant la dame aux yeux noirs qui attendait sur l'estrade d'un air neutre, puisque c'était enfin son tour.

Là où les autres enfants pleurnichaient, Hinaë l'observa avec une grande attention. Dame Henja était sereine, imposante par son aura d'autorité, mais Hinaë n'avait pas peur. Parce que Henja était belle, et que pour cette beauté seule, la petite l'aimait plus encore que par simple piété. L'enfant libéra ses mains et s'inclina, comme elle le devait et prit place pour être tatouée avec une surprenante docilité. Quoique... Il ne put s'empêcher de chuchoter à la grande dame quelque chose qui lui tenait à coeur.

"J'espère que Ruyn choisira quelque chose de joli !"

Quelques minutes plus tard, les larmes encore rondes au coin de ses yeux, Hinaë regardait avec ébahissement le triangle d'arabesques qui décorait sa main droite. Et elle sourit devant ce bijou d'encre, avec un ravissement sans borne. Ruyn avait bien choisi, et la fierté de porter sa marque commençait déjà.



Année 1795, douzième jour du mois de Velmos. Il y a 8 ans d'ici.

Agenouillée sur son tabouret, à la grande table pleine de désordre qui occupait la majeure partie de sa chambre, Hinaë dessinait sans relâche. Les pastels tachaient ses doigts, qui eux-mêmes créaient d'étranges ombrages sur son visage et ses vêtements, un sarouel et une tunique beaucoup plus simples que ses atours habituels. Elle avait beau n'avoir que dix ans, elle avait déjà sa propre responsabilité dans la famille, en plus d'être la malheureuse héritière qui devait apprendre à gérer le budget. Elle créait.

Rapidement, son imagination avait été remarquée, son talent pour voir la beauté en chaque chose avait été porté aux nues par ses parents, qui la montraient avec fierté à tous ceux qui voulaient bien la regarder. Ils la présentaient comme un joyau, une petite chose fragile emballée dans les soies les plus précieuses pour rehausser son éclat. Mais l'enfant savait certaines choses meilleures que se montrer soi-même belle : créer la beauté était autrement plus important. L'or de ses mains ne devait pas servir à alimenter son ego, il n'était là que pour aider Ruyn à façonner un monde aux couleurs plus éclatantes encore, à rassembler les dons du dieu pour en faire un montage élégant à sa gloire, en la personne de ses enfants. Dans sa petite tête, elle le voyait comme cela, son dieu. Une main bienveillante posée sur la sienne, qu'il avait d'ailleurs marquée. Il était l'inspiration, il était le chant qui emplissait son coeur devant la beauté des arc-en-ciel, devant la délicatesse des oiseaux, la grâce des danseuses. Peut-être n'était-ce que le résultat d'un endoctrinement, d'une éducation stricte et fort portée sur la religion, mais Hinaë y croyait, du comme fer. Alors, tard dans la nuit, elle colorait les papiers ocres de mille teintes pour déposer à la vue de tous les décors et silhouettes qui défilaient dans sa tête en un flot presque continu. Les bougies menaçaient de couler sur le bois tant elles avaient brûlé, la pièce était de plus en plus sombre, mais elle ne voyait que les courbes, les tracés sur la feuille.

Elle apprendrait un jour à rendre réel tout ce qu'elle épinglait aux murs jusqu'à les recouvrir complètement. D'ailleurs, elle avait commencé son apprentissage de la couture très tôt, et ses premières commandes à gérer seule ne tarderaient plus trop. Hinaë apprendrait bientôt à broder, réaliser les patrons et les découpes, ainsi que toutes les techniques qui feraient d'elle une Créatrice à part entière. En attendant le grand jour où elle pourrait voir la première pièce entièrement faite de ses mains sur quelqu'un, elle se contentait de remplir avec un certain talent le classeur des modèles. Ses dessins maladroits avaient un certain succès, malgré leur imprécision, mais elle ne s'intéressait pas au résultat tant que ce n'était pas elle qui le réalisait, par envie de rêver encore à cette fameuse première pièce qui serait entièrement sienne.  

Reculant un peu de son dessin, Hinaë le frôla du bout des doigts, prenant bien garde à ne pas en faire baver les couleurs, plusieurs tons de turquoise qui s'entremêlaient. Il était beau, il était bon. Elle se déplia dans un geste d'une grâce étrange, une légèreté dont elle n'avait même pas conscience, pour enfoncer une épingle de plus dans les pauvres murs. Un peu plus de couleur pour couvrir le rouge brunâtre des parois de briques argileuses. Elle souffla les bougies et rejoignit son lit, la tête pleine de rêves avant même d'avoir fermé les paupières.



Année 1797, fin du mois de Malgak. Il y a 6 ans d'ici.

Il est des choses que tous les enfants font. Les cabanes en font partie, des plus rudimentaires aux plus sophistiquées. Pour Aÿenka et Hinaë Aanka'Leï, un drap chatoyant tendu sur les deux têtes faisait office d'abri pour les confidences, de refuge contre les tempêtes et les coups durs. Les deux cousines avaient sensiblement le même âge, et douze ans était peut-être un peu grand pour ce genre de jeux, sauf quand le besoin se faisait sentir pour quelque chose de stable, le réconfort des habitudes. Entre les deux fillettes assises en tailleur, un pot contenant une jeune pousse de soleil de minuit illuminait la tente improvisée.

Elles faisaient toutes les deux des cauchemars, et il était beaucoup plus facile de passer sa nuit à glousser plutôt que de se débattre avec les souvenirs encore frais de l'attaque forban d'un peu plus tôt ce mois-là. Alors, elles jouaient, chantaient ces petites comptines qui demandent que l'on se frappe dans les mains en accompagnement, et tous les adultes les laissaient faire, sachant que ça passerait, qu'il leur fallait bien ça pour passer outre le fantôme de Hëfer, pour ignorer les pansements et le bras en écharpe d'Aÿenka. Les enfants Aanka'Leï se remettaient plus vite que leurs parents de la tragédie. Une petite tribu soudée, qui incluait quelques Desnolancès, de par le mariage de la tante Maryska avec leur chef de famille. Hinaë, Calibann, Horäna, Meryre et Mjheb les touts petits, Eÿfohl, Silmaël, Aÿenka, Naïrann, Lalah et un nouveau venu à la peau un peu trop blanche pour être véritablement l'un d'entre eux, tout cela faisait du monde à bien y regarder. Un rassemblement de canailles, prêtes à s'entraîner l'une l'autre dans de folles aventures. Peut-être les drames n'arrivaient-ils que pour forcer les gens à se rassembler ? Hinaë le voyait comme ça, depuis son monde rempli de draomas miniatures multicolores, en tous cas, et elle essayait de faire passer ce sentiment à sa cousine, chaque nuit que Ruyn faisait. Vous êtes ceux qui ont le plus souffert, mais vous n'êtes pas seuls.

Invariablement, elles s'endormaient l'une contre l'autre comme deux ezealles roulées en boule, pour commencer une journée tardive à faire mille et unes bêtises qu'Hinaë n'aurait jamais trouvée toute seule, dans sa naïveté et son apparente rêverie constante. Dans les moments les moments les plus tragiques, les mécanismes d'auto-défense de l'être humain montrent toute leur complexité, les liens sociaux se tissent pour palliers aux pertes. On a des fou rires inexplicables, pour compenser les pertes, qui sont même trop grandes, trop inimaginables pour qu'on se risque à les réaliser complètement. Le grand cycle de la vie continue, qu'on le veuille ou non, qu'on parvienne ou non à exprimer l'indicible douleur avant qu'elle ne disparaisse, noyée dans le cours du temps.


Année 1802, sixième jour du mois de Velmos. Il y a trois ans d'ici.

Si l'on restait subjugué devant sa beauté, Mademoiselle Aanka'Leï était tout de même bizarre. C'était la conversation des prétendants, qui fréquentaient les réceptions de plus en plus régulières au domaine des producteurs de tissu. Le temps était venu de trouver quelqu'un pour l'épouser, et ce qu'il y avait à la clef... Bien plus qu'une belle épouse, un rôle de compagnon qui pouvait mener à diriger la grande famille d'Ofägar lorsque le chef de famille déciderait de passer la main. Seulement...

Invariablement, les beaux partis intéressés finissaient dans un coin à se dire mutuellement que ce n'était pas fort la peine. Ils hochaient la tête d'un air entendu en dégustant leur boisson, et ils attendaient patiemment la fin de la soirée.

Oh, elle est belle. Y a pas à dire. Mais cette attitude...
Elle est pas méchante, ça non. Mais... Elle est bizarre, oui...
J'avais l'impression qu'elle regardait l'intérieur de ma tête, elle me fait peur.

Refrain évidemment jamais entendu de la jeune fille, qui dansait d'un air absent avec ceux qui se présentaient à elle sans porter grande attention à ce qui se disait dans le fond de la salle, ni à ce qui se disait tout court. On ne voyait qu'elle, pourtant, et peut-être sa soeur qui était bien partie pour en devenir une copie, beautés qui auraient sans doute été quelconques sans les vêtements et les fleurs qui les transformaient presque en statues, en oeuvres d'art ; mais si Horäna avait le sourire de mise et une joie de vivre presque palpable, Hinaë n'avait qu'une expression fermée, qui n'invitait pas à la conversation.

Lorsqu'on lui parlait, elle répondait à moitié, de cette voix un peu effrayante pour qui ne la connaissait pas. On aurait dit qu'il y avait plusieurs voix fondues en une seule, notes aigües et musicales qui formaient pourtant des mots. Elle avait parfois du mal à se faire comprendre ; Meryre disait qu'elle avait des clochettes dans la gorge. Cet air absent ne faisait que renforcer cette impression étrange qu'avaient ses interlocuteurs, mais elle ne s'en préoccupait pas outre mesure. Hinaë voulait bien se marier, certes, mais il y avait bien plus important. La réalisation d'une première commande entièrement seule occupait son esprit nuit et jour, et chacun soupirait devant cette concentration, certains attendris, d'autres énervés. Que n'aurait-elle pas préféré s'enfermer encore dans l'atelier de couture et y passer tout son temps jusqu'à en tomber de sommeil ou se traîner, morte de faim, jusqu'à la cuisine !

Comprenant bien l'importance d'une nouvelle alliance, elle s'efforçait toutefois de paraître aux soirées, de se faire belle. Longues robes excentriques mais toujours élégantes, cascades de fleurs dans des coiffures toujours plus compliquées pour une maquillage discret et peu de bijoux, pour ne pas surcharger l'ensemble... Hinaë s'astreignait aux heures de préparations sans se plaindre, elle se présentait dans la salle de réception, elle souriait... Dix minutes. Et puis, en observant les toilettes des dames présentes, les fleurs apportés pour sa mère, des idées lui venaient et elle se fermait, se recueillant dans le jardin imaginaire qui servait de décor à ses plus belles compositions. Elle dansait une fois, puis deux, et son visage s'illuminait inexplicablement avant qu'elle ne fuie vers un endroit plus privé. Elle suppliait toujours à l'avance une domestique de déposer quelques feuilles de papier et des fusains sur la petite table dans le sas d'entrée de la cuisine, ou dans les toilettes, ou dans le salon, n'importe où ! pour qu'elle puisse s'éclipser et ne pas perdre ces précieuses avancées.

Manège étrange qui ne pouvait qu'attirer l'attention. Son père ronchonnait, mais savait qu'il pouvait s'attendre le lendemain à une série d'idées neuves, alors il laissait faire sans trop se plaindre... Sa petite princesse était trop jeune, trop belle, trop talentueuse pour ces goujats qui ne faisaient pas d'efforts, après tout. Sa mère soupirait, désespérée mais attendrie. Qu'en ferait-on, de cette enfant qui n'avait aucun goût pour les choses du monde ? Sa soeur, ses cousines et ses amies, quant à elle, partaient en chasse des croquis, cherchant où Hinaë avait bien pu installer son atelier provisoire pour la soirée ; c'était toujours le jeu, trouver les indices sur cette fameuse création qui se faisait attendre, qui se voulait secrète.

Hinaë Aanka'Leï se révélait un peu plus décalée à chaque jour que Ruyn faisait, aux yeux de qui ne la connaissait pas assez pour percevoir sous ce désintérêt parfois impoli une simple volonté de se terrer dans son atelier. A l'autre bout de la salle, les yeux de sa cousine Lïvh brûlaient ; comment pouvait-on laisser cette petite bécasse prétendre à l'héritage de toute la famille ? C'était en soi une bonne question.

Année 1804, quatrième jour du mois de Surrak. Il y a un an d'ici.

Une vie sans trouble, où l'apprentissage se poursuit comme le cours normal du monde. Hinaë remerciait Ruyn un peu plus fort chaque jour pour cette chance qui lui était donnée de faire ce qu'elle aimait par dessus tout jour après jour, tout en rendant service à sa famille. Les Aanka'Leï se portaient bien, et il était question de nouvelles alliances très bientôt, quoique Hinaë ne soit pas fort au courant. Elle aimait bien plus exercer son art que de se pencher sur les questions de son héritage, bien qu'elle prenne sur elle et gère le budget qui était à sa charge depuis presque quatre ans, sous l'évidente surveillance de ses parents.

Elle était assise en tailleur dans la cour de la maison, près de la porte de l'un des salons de la grande demeure, et faisait courir Shanaya, petite ezealle apprivoisée, après un joli ruban rouge, copie conforme de celui que l'animal portait noué autour du cou. La ravissante bestiole avait déjà son poison neutralisé et, née en captivité, elle était assez peu craintive, quoique la plupart des gens soient étonnés de voir la rapidité avec laquelle Hinaë était entrée dans ses bonnes grâces ; la douceur naturelle de la jeune fille avait encore fait son office.

Par la porte entrouverte filtraient des éclats de voix, qui venaient ternir quelque peu la délicatesse de la scène. Les yeux de la jeune femme se voilèrent. Il était encore question de cette alliance qu'on leur avait proposé avec la quasi-certitude qu'elle serait refusée, le grand débat du moment dans lequel elle n'avait encore osé intervenir de peur de se montrer cavalière, mais...

"C'est tout à fait inacceptable. Tu le sais."

La voix d'Helkan Aanka'Leï était grondante, menaçante. Encore de la colère. Hinaë commençait à n'en plus pouvoir de cet orage qui enflait. Elle ne voyait rien, mais elle pouvait imaginer sa mère qui posait une main sur le bras de son père, qui le regardait de cet air suppliant, souhaitant qu'il se calme.

"C'est une opportunité qui nous est faite, plutôt... Ils veulent que nous refusions pour avoir une bonne raison de nous snober encore quelques décénnies, tu leur ferais plaisir..."

Un silence pesant.

"JE TE DIS QUE JE NE L'ADMETTRAI PAS !"

Des bruits de pas. Il allait et venait de long en large, Hinaë en était certaine. Petit à petit, les mouvements de la jeune fille ralentirent avant de s'arrêter, au grand désespoir de la petite ezealle qui ne demandait qu'à jouer encore. Elle écoutait.

"Helkan, tu sais que les Serghar nous ont refusé leur amitié depuis toujours. C'est la première possibilité que nous avons d'inverser la vapeur, et tu veux cracher dessus. C'est inconscient."

La voix de l'oncle Esmeôr. Décidement, le conseil se tenait sans la présence de la principale intéressée. C'est qu'il était question de mariage, et que c'était Hinaë qui était concernée ; elle avait pensé au départ que cette idée d'alliance avec cette grande famille peu amicale de prime abord était une bonne idée. Et puis elle avait appris la raison de la colère de son père : le jeune homme qu'on lui destinait, - qu'on voulait bien lui accorder, plus littéralement -, était atteint d'une maladie génétique. Une insulte faite aux Aanka'Leï, sous le couvert d'une proposition intéressante, c'était habile et ignoble. Elle avait fait des recherches, elle avait tenté de trouver les raisons qui pourraient s'opposer à cette union. Il s'avérait que le problème en question se transmettait aux descendants dans certains cas, et qu'on ne pouvait pas dire que c'était discret ; Radank Serghar était albinos.

Elle le situait, pour l'avoir rencontré plusieurs fois, mais sans vraiment le connaître. Toutefois... Elle savait qu'il était beau, qu'il était différent, et qu'il était la clef d'une nouvelle alliance pour la famille dont elle aurait un jour la charge entière. Ce n'était pas tout à fait suffisant pour faire de bon coeur ce à quoi elle s'apprêtait, mais elle le devait. Elle se leva souplement, ramassant au passage son ezealle qui miaula de contentement, appréciant de se retrouver dans les bras de sa maîtresse.

Le silence s'était fait dans le salon alors qu'elle entrait, sans doute suite au bruit traître du petit félin ou à l'apparition de sa silhouette dans l'encadrement de la porte. Il faisait bien plus frais à l'intérieur, presque glaçial si on comptait l'ambiance subitement figée après les cri. Gênée, Hinaë baissa les yeux sur Shanaya, gratouillant le seul être détendu de la pièce. Son père était debout au milieu de la pièce, sa mère et son oncle assis dans les fauteuils, tous la regardaient ; elle n'aurait sans doute pas dû être là.

"Je le ferai. Je l'épouserai." Jamais la voix de clochettes n'avait été si sérieuse.

"Hinaë..."

Son père avait blanchi, tendant la main vers elle. Devant elle, il rendrait les armes, elle le savait ; elle n'était juste pas sûr de devoir s'en réjouir.

"Je me suis renseignée, Papa. Les chances que nos descendants soient comme lui ne sont pas si grandes. C'est une bonne solution d'accepter, depuis le temps que nous mendions une alliance, nous l'avons. J'ai toujours su que je devrais me marier, autant faire le meilleur usage de cette chance unique."

La jeune fille n'osait pas le regarder, elle était heureuse d'avoir son animal de compagnie à fixer de l'air absent qui trahissait auprès de ses proches une certaine concentration. Sa mère la regardait, comme frappée par la foudre. Le fait qu'Hinaë ne prenne jamais de décision avait inquiété ses aînés par rapport à son rôle, et voici qu'elle s'avançait contre son père.

"Et puis, ce n'est pas comme si nous nous retrouvions à faire une guerre de dots pour savoir quel héritier devrait laisser sa place, comme ça s'est déjà vu. C'est un membre en plus dans notre famille. Je suis sûre qu'il sera correct."

A vrai dire, elle n'en savait rien. Mais rien n'empêchait d'espérer. Elle attendait que son père sorte de sa tétanie, elle se demandait si s'exprimer avait été le bon choix. Et puis, advint un choix qui devait sceller la suite.

"Soit."

Ce simple mot détendit l'atmosphère ; Helkan cédait, un poids se retirait des épaules de tous les autres. C'était peut-être sans compter qu'il reprenne la parole.

"Mais s'il advenait que l'un de vos enfants soit comme... lui, tu ne le garderais pas. Tu me le remettrais dans l'heure de sa naissance, et il n'en serait plus jamais fait mention sous mon toit. Lève les yeux." Hinaë obtempéra, levant un regard d'or troublé vers son père. "Suis-je clair ?"

C'était peut-être plus ignoble encore que la proposition de départ, mais elle s'était avancée. Et elle pouvait bien comprendre la préoccupation de son père... Elle déglutit difficilement. Et puis, elle fit ce qu'elle avait toujours fait, elle s'en remit à son dieu. Si Ruyn le voulait, tout se passerait bien. Elle hocha la tête.