Histoire

.......L'homme meurt deux fois: quand son coeur s'arrête et quand son nom est prononcé pour la dernière fois. Elrhimir est bien vivant mais oublié. Oublié par les siens. Oublié par ses parents. Oublié par son frère. En ce point, on peut dire qu'une partie de lui est déjà morte.
.......L'insouciance de l'enfance, il ne l'a pas connu très longtemps. Trois années après sa naissance, il fut perdu, abandonné par son grand frère Elijah lors d'une vulgaire promenade. Le vent sifflait et la neige tombait à gros flocons. Au fond d'une forêt sombre et froide, un enfant s'égarait. Eloigné du chemin, il se laissait porter par la musique de la nature et par sa beauté. Vagabondant de fleurs en fleurs, chassant des bêtes qu'il ne voyait pas, il ne se rendit pas compte que son frère n'était plus là. Lorsqu'il fit une pause et se retourna, il réalisa. Seul. Perdu. Dans ce monde de glace. Les yeux embués de larmes, il rebroussa chemin sans savoir quelle direction suivre. Il marchait. Il pressa le pas. Après un moment, il courait aussi vite que ses petites jambes le permettaient. Empêtré dans la neige, il trébucha, se releva et trébucha à nouveau. Finalement, il s'arrêta, le regard agité. Pleurant, hurlant, la voix éraillée et le visage écarlate, un flot de larmes coulait le long de ses petites joues, sans fin.
.......Il ne vit pas l'homme s'approcher. Il ne comprenait pas. Son esprit était embrumé, ses pensées confuses. Il sentit qu'il bougeait mais ne marchait pas. Remuant en vain, il ne tarda pas à s'épuiser et laisser le vide l'envahir. Ses pensées se déchiraient et son corps l'abandonna. Quelques jours plus tard il se réveilla, au lit, au chaud dans une grande maison. Sa mémoire lui faisait défaut et il se sentait faible. Il vit un homme debout dans une autre pièce. Il ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit. Il replongea dans un sommeil sans rêve.


.......La disparition d'Elrhimir fut très marquante pour ses proches, mais elle a sans doute été encore plus marquante pour le bambin. Choqué, ses souvenirs lui échappait comme une insaisissable proie. Chaque fois qu'il tente de se souvenir, seules des bribes d'images lui parviennent. Rendu muet et apathique, les jours passés dans la cahute de son bienfaiteur se changèrent en semaines, et les semaines en mois.
.......Petit à petit, le jeune garçon se reconstruisit. L'homme qui s'occupait de lui ne parlait pas beaucoup et était assez bourru. C'était un grand homme barbu, au visage creusé et à la peau tannée par le temps. Ses cheveux indomptés et les épaisses fourrures qu'il portait le faisaient ressembler aux bêtes qu'il ramenait parfois. La cabane en bois où ils vivaient étaient spacieuse et l'âtre accueillait toujours un feu réconfortant. Dépouillée et austère, Elrhimir la trouvait pourtant familière. Il s'y sentait bien. Les contacts étaient difficiles au début, mais avec le temps l'enfant s'en accommoda. Les questions sur ses parents, son frère et ses origines laissèrent place à une joie de vivre et un entrain étonnant. Les raisons pour lesquelles l'homme l'avait recueilli et élevé, aussi obscures soient-elles, ne l'intéressaient plus.
.......Son nom était Alrun.
.......Il vivait seul, reclus au coeur d'une immense forêt. Il entretenait peu de relations avec le monde extérieur mais troquait parfois avec les Déserteurs ou un village pas trop éloigné. Le lien qui se tissait entre Alrun et Elrhimir était unique. A la fois parent et ami, il était également son mentor et son professeur. Cependant, un problème survint lors du développement de cette relation. Un nom. Elrhimir ne se souvenait pas de son prénom. Il se fit donc appelé Zötmadar. Ancien nom venu du fond des âges, presque oublié, aujourd'hui vide de sens, le garçon s'appropria ce nom. Elrhimir put enfin avoir sa propre identité. Zötmadar. Ce nom lui allait bien, pensait-il. Sa vie continua donc paisiblement avec le vieil Alrun, deux âmes solitaires et inséparables. Zötmadar se prit parfois à penser qu'ils étaient seuls sur l'Ile Blanche, que le monde était uniquement ce lieu isolé. Malheureusement, le hasard, le destin ou le Gardien Lui-même, semblait s'acharner sur Elrhimir Sölk.




.......A l'aube de ses quatorze ans, Zötmadar était déjà un chasseur aguerri. Son mentor, Alrun, avait été un bon professeur et le jeune homme était capable de se débrouiller seul. Espiègle et toujours curieux, rien ne pouvait étancher sa soif de connaissance. Sa vie était paisible, jusqu'à un certain jour. Resté dans la cabane qui était son foyer, le jeun Zöt entendit un fracas venant de la porte d'entrée. Inquiet mais toujours naïf, il se présenta une épée à la main. Mais quand il vit l'origine du bruit, il lâcha son arme et se précipita vers Alrun. Le vieil homme s'appuyait sur les meubles, tirant son poids maladroitement. A moitié au sol, il gémissait, un sourire faussement réconfortant déformait son visage. Agenouillé auprès de lui, le garçon apeuré ne savait que faire. Horrifié, il vit deux flèches perçant la chair d'Alrun. Une dans l'épaule gauche et une seconde plus bas, dans le dos. Il aida tant bien que mal cet homme souffrant, comme un père pour lui, vers une couche près du feu. Il retira les flèches selon les instructions qui lui étaient données. Il apporta de l'eau. Le débarrassant des ses épaisses fourrures, Zötmadar demandait quoi faire au vieil homme.

"Que dois-je faire? Alrun? Alrun!"

Les larmes brouillaient sa vision et la peur, son esprit.

"Rien. Tu es impuissant face à Elle."

Zötmadar ne comprenait pas.

"Qui?"

Le regard vitreux, crachant du sang, tremblant comme un feuille, Alrun reprit la parole.

"Souviens-toi ce que je t'ai dis... Il n'y a qu'un seul Dieu... La Mort... Et que dit-on à .. la .. Mort ... ?"
"Pas aujourd'hui!"

.......Zötmadar pleurait à chaudes larmes à présent. Il ne voulait pas perdre cet homme, son père. Bien qu'il avait répondu "pas aujourd'hui", la mort était inévitable à présent. Alrun le savait. La flèche avait transpercé son estomac et l'hémorragie était trop importante. Paisible, les yeux clos, il se reposait à présent. Un repos éternel.
.......Noyé dans ses larmes, épuisé, Zötmadar s'était endormi aux côtés du défunt. Plus tard, après avoir regagné ses esprits, il savait quoi faire. Morose, les traits tirés et la démarche alourdie par le poids de la tristesse, il s'occupa de son père. Il le lava, maladroitement, l'habilla d'un linge blanc et prépara un traîneau. Cela lui prit une bonne partie de la journée. Il chercha un arbre assez imposant, dont l'âge vénérable rendrait le mieux hommage à la mémoire d'Alrun. Le crépuscule venu, se fiant aux étoiles, il enterra le corps, la tête pointant vers le Nord. Son sauveur, son précepteur, son ami, son père. Il était tout ça à la fois. Il est retourné à la terre à présent.
.......Lorsque sa tâche fut achevée, il retourna promptement vers sa maison. Leur maison. Il termina les préparatifs de son départ et dormit d'un sommeil agité. Le lendemain, aux premières lueur du jour, il quitta son foyer. Attristé, dépité, il n'en était pas moins déterminé à vivre et à trouver les meurtriers. Le jeune homme ne savait que penser. Accablé mais à la fois furieux, il désirait la vengeance. C'est à la fin de la journée, après des heures de marches fatigantes, qu'il allait trouver un début de réponse. Encerclé par un petit groupe d'hommes, épées en main et arcs bandés, il n'avait pas peur. Il savait que c'était des Déserteurs, à en juger par leur accoutrement. Il prit la parole.


"Vous êtes des Déserteurs."

Ce n'était pas vraiment une question. L'un d'eux pointa son arc vers le visage de Zötmadar, prêt à tirer.

"Ne vous offensez pas. J'aimerais vous posez quelques questions."

"T'es pas en mesure de poser-"

Le garçon l'interrompit abruptement.

"-Alrun. Connaissez-vous cet homme."

A la mention de ce nom, les hommes échangèrent des regards interrogateurs et semblaient moins tendus.

"P'tet bien." répondit le premier.

"T'es qui toi d'abord?" lança un autre.

Zötmadar devait faire attention. Il savait que son défunt père adoptif entretenait des relations avec certains Déserteurs mais il peut-être avait-il des ennemis. Il lança le dé et se jeta à l'eau.

"Il m'a recueilli, il y a onze ans de cela. Il a été tué. Voici les flèches qui l'ont abattu."

.......Il sortit les deux flèches d'une besace sur son traîneau et les tendit à l'homme qui semblait diriger le petit groupe. Celui-ci les examina, perplexe. Les autres avaient baissé leurs armes. Ils étaient des alliés.
.......Plus tard, le jeune Elrhimir fut bien accueilli dans leur campement. Il apprit que ces flèches étaient celles d'un clan tout proche et qu'ils étaient sans doute responsables de la mort du vieil Alrun. Il a toujours été plus ou moins considéré comme un Déserteur, lui dit-on. Il pensait utiliser ces gens pour arriver à ses fins. Trouver un nom pourrait être difficile. Peut-être fallait-il tuer tous les ennemis des Désreteurs. Non. Il réfléchit longuement. Après un certain temps, il décida de devenir l'un des leurs. Ils n'étaient pas réticents à l'idée de le protéger mais il devrait travailler. Grâce à Alrun, il savait chasser, préparer la viande et utiliser la carcasse jusqu'aux os. Il savait coudre, travailler le cuir et la fourrure. Mais sa plus grande ressource était son intelligence. Un jour, il surprit une conversation agitée quant à l'attitude à adopter face à un clan assez belliqueux. En effet, un groupe de ces brutes étaient responsable des escarmouches qui avaient coûté la vie à plusieurs Déserteurs. Ecoutant les opinions et les détails spécifiques, il semblait comprendre parfaitement de quoi ces hommes parlaient. Il s'avança et annonça un plan d'attaque bien rodé. Stupéfaits, ils regardèrent le jeune homme avec insistance. Personne ne savait quoi penser. L'un d'entre eux obtint que sa stratégie soit écoutée à nouveau car il la trouvait brillante. Elle fut même utilisée, avec quelques ajustements. Bien plus tard, au retour de la mission, tout le monde était euphorique. Le plan avait marché comme prévu et les éclaireurs et guerriers étaient tous revenus, chargés d'un butin conséquent. Ce soir-là, la fête battait son plein et Zötmadar fut acclamé en héros.
.......A 16ans, il était un membre important du groupe. Ses plans et stratégies étaient bien ficelés et tout le monde l'appréciait. Son lien s'était manifesté et il apprit à le maîtriser. Un membre du groupe en particulier, une femme qui semblait aussi vieille que les Erfeydes, lui apprit une facette du lien avec l'ithylium que peu de gens trouvait intéressante. Les longues heures passées avec cette dame se révélèrent bien investies. Très vite, il prit plaisir à utiliser l'ithylium et se révéla doué pour ça. Tout lui réussissait.
......Vu comme un prodige par tous, adoré par la plupart, il ne tarda pas à devenir un membre important du groupe. Plus mature, plus calme, il avait acquis une notoriété impressionnante pour son âge. Mais au fond de lui, ses émotions étaient encore troublées et troublantes. Avait-il seulement un but? La vengeance ne ramènerait pas Alrun à la vie. Et pourtant, une haine profonde et insidieuse assombrissait son coeur. Envers ces meurtriers haineux. Ces sauvages intolérants. Sa haine et sa colère s'étendit bientôt à une faction importante. Puis à tous les malfaisants qui blessaient les Déserteurs. Il ne voulait pas abandonner ses compagnons, devenus sa famille. Il décida donc de se consacrer corps et âme à ces Déserteurs qu'il aimait tant. Puis, au fur et à mesure, il réalisa que la paix était trop éloignée. Elle ne pouvait être atteinte en l'état actuel des choses. Une seule option se présenta. Unir les Déserteurs. Trop de tristesse et de souffrance ne mènerait qu'à la perte des Erfeydes. Les guerres intestines devaient cesser.
.......Grâce à ses idées et son génie, il ne tarda pas à devenir le chef de ce petit groupe. 'Chef' étant le nom donné à celui qu'on écoute et non celui qui parle. Ici, tout le monde avait droit à la parole et l'entraide était le mot d'ordre. Avec cet esprit et une bonne organisation, leur groupe devint redouté par certains, admiré par d'autres. Il reçut un nom: "les Murmures de la Sylve". Tel le vent, ils peuvent nous sentir mais ne puvent nous voir. Quand vous vous retournez il est déjà trop tard. C'est donc à la tête de ce groupe, accompagné de fidèles amis, qu'Elrhimir -ou plutôt Zötmadar- menait sa vie. Une vie heureuse. Une vie libre!