Histoire

L'amour, aussi grand qu'il soit, peut-il jamais compenser la souffrance qu'on éprouve à sa perte ?



Elle était là devant lui. Immobile dans la nuit, seuls ses longs cheveux d’ébène dansaient avec le vent. Elle respirait la grâce et la bienveillance. Chacun de ses mouvements étaient un culte à Ruyn et d’aucun aurait pu dire qu’elle était issue de la classe sociale moyenne korrulienne. Elle était née pour être reine.

Le cœur battant, les joues en feu et la langue pâteuse, le jeune Cultivateur n’arrivait pas à détacher son regard. Esmeôr n’avait jamais été très loquace, et il exprimait ses sentiments avec difficulté, voire quasiment jamais. Sa femme avait appris à faire avec. Leur mariage arrangé n’avait jamais pu faire naitre l’amour et la passion entre eux mais un immense respect comblait leur relation. Aïyah était une belle femme, cultivée et agréable mais elle n’avait jamais su faire naitre la passion dans le cœur d’Esmeôr. Elle l’avait comblé en lui donnant de beaux jeunes enfants et elle maitrisait le domaine d’une main d’experte. Quant à lui, il s’était tourné vers les Veilleurs Pourpres et avait mis toute sa frustration dans son travail, si bien qu’il était un exemple d’acharnement et d’obéissance.  Il avait toujours été un homme calme, posé et sensé. Droit et juste mais surtout très avare de sentiment.

Et voilà que par une belle nuit, il voyait la créature la plus divine au monde. Penchée près d’un puits, elle remontait un seau tout doucement. Le clair de lune faisait scintiller ses muscles. Elle n’avait rien d’une femme mondaine, flasque et frêle. Elle respirait au contraire le dur labeur et la joie d’accomplir des tâches soit même.

Esmeôr était captivé. Son cœur si froid s’emballait dans tous les sens et ses mains moites ruisselaient de sueurs. Il sut en la regardant que c’était elle. Elle, la femme de sa vie, celle de ses rêves et de ses envies. Il remercia Ruyn du fond du cœur. Mais malgré tout, il restait un homme marié et surtout un Cultivateur. D’un simple coup d’œil, il avait su qu’elle n’était qu’une Gens du Milieu. C’était indigne de lui.

Battu par la réalité, Esmeôr tourna les talons et continua sa ronde à contrecœur. Puis il entendit un petit cri de surprise et de stupeur et aperçut la délicieuse créature tomber dans le puits.

Il se mit à courir soudainement et arriva à temps pour lui attraper la main.

« Madame ! Accrochez-vous je vous tiens ! »

Le jeune homme remonta celle qui avait fait chavirer son cœur. Tremblante comme une feuille, elle prit appui sur le rebord du puits pour remonter et fit une grande révérence à son sauveur.

« Monsieur, je vous remercie ! Sans vous je ne sais ce qui me serait arrivée ! Que Ruyn soit avec vous ! »

Sa voix était encore plus douce et mélodieuse qu’il avait pu se l’imaginer. Et ses yeux d’un noir profond semblaient lire au fond de son âme. Il resta un moment sans voix à la dévisager. Une envie folle le prit de la serrer dans ses bras et de lui expliquer son amour. Il ne la connaissait pas mais il savait d’ors et déjà qu’il l’aimait d’un amour pur et sincère.

« Heem. Ce… ce n’est que mon devoir madame ! Je suis heureux de vous savoir saine et sauve ! Permettez-moi de vous raccompagner chez vous et de vous aider avec votre sceau. »

Elle sembla hésiter un instant, mais refuser l’aide serait une insulte à Ruyn lui-même. Alors, elle se contenta de déclarer :

« Sïvarti. » puis elle porta la main à sa lèvre d’un geste lent.
« Esmeôr Aanka’Leï » il en fit de même et tous deux prirent la direction des bas quartiers.

Une femme qui remet en cause la volonté d’un homme vit seule depuis trop longtemps. Elle en a oublié l’ordre du monde.

Il la revue plusieurs fois. D’abord par hasard puis, petit à petit il força ce hasard lorsqu’il se rendit compte qu’elle en faisait autant. Sïvarti était mariée à un homme qu’elle avait aimé au début. Mais sa rencontre avec Esmeôr avait bouleversé son cœur. Les deux amants se voyaient de temps en temps. Pendant très longtemps, ils se contentèrent d’un baiser volé et de longue promenade. Enfin, les baisers laissèrent place aux longues étreintes de plus en plus.

Esmeôr avait eu un autre enfant avec son épouse. Sïvarti aussi quelques mois plus tôt. Mais aucun sentiment de jalousie ne vint gâcher leur histoire. Ils savaient tout deux que leur union n’était pas possible dans les mœurs actuels mais cela ne les empêcha pas de vivre un amour fort et profond.

Le Veilleur Pourpre monta en grade et devint ingénieur. Il passait le plus clair de son temps au fin fond du QG. Lorsqu’il avait le temps, il préférait voir son amante que son épouse. Cette dernière savait probablement ce qu’il se passait mais elle ne lui en parla jamais et se contenta de l’accueillir avec chaleur à chaque fois qu’il rentrait au domaine.

Désormais, Esmeôr avait 4 enfants dont un mort-né. La nouvelle ne l’attrista guère et cela l’éloigna encore plus de sa famille. Son jeune fils Khéops était celui qui arrivait le moins à gérer l’absence de son père. Voué à devenir Veilleur Pourpre à sa naissance, il voyait en son père un modèle et une image à reproduire. Lorsque père et fils se trouvaient dans la même pièce, l’atmosphère était lourde de reproches. Tandis que l’enfant cherchait l’approbation de son père, ce dernier était incapable de la lui donner. Il n’avait jamais su parler à ses enfants et se réfugiait principalement dans son travail pour ne pas avoir à le faire.

Sïvarti avait bien essayé de l’aider. Elle s’entendait à merveille avec sa fille et son ventre s’arrondissait déjà d’un second enfant.
Lorsque la seconde fille de Sïvarti naquit, Esmeôr lui offrit une bourse à mettre à l’abri pour subvenir au besoin de sa fille. Ce fut surement l’une des premières fois ou les deux amants ne furent du même avis. Pour Sïvarti qui avait reçu une éducation sommaire, elle refusait d’accepter l’argent sans avoir à travailler et elle refusait que ses enfants grandissent avec cette mentalité.

Ce décalage de classes sociales les déchiraient tout deux.



Refuse l'appréhension. Quand tu t'inquiètes de l'avenir, tu oublies l'instant présent dont tu dois jouir. Celui qui craint ce qui risque d'advenir perd le moment qu'il vit par peur du suivant, qu'il empoisonne par ses préjugés.



Les visites s’espacèrent de plus en plus. Esmeôr devint Capitaine puis Colonel et il passait le plus clair de son temps à son travail. Lorsqu’il voyait Sïvarti, ils redevenaient deux adolescents. La seconde fille de Sïvarti parti faire son avenir dans les Veilleurs Pourpres et Esmeôr promit à son amante de toujours veiller sur elle. Cette gamine était pleine d’énergie, de volonté et d’ambition. Elle était bâtie comme un garçon au contraire de ses deux élégantes sœurs.

De son coté, Esmeôr devint grand-père plusieurs fois et la famille des Aanka’leï s’agrandit de plus en plus. Il envoya un fils devenir religieux et un drame toucha son fils Khéops. Loin de rapprocher le père et le fils, cet événement les sépara encore plus et entraina Khéops dans une spirale infernale.

Les seuls bons moments qu’il arrivait encore à passer, c’était dans les bras de sa bien-aimée.  Même des années après, leur amour était toujours là, intact comme au premier regard. L’âge les avaient assagies mais d’aucun ne regrettait leur vie. Ne pas pouvoir s’afficher dans la rue main dans la main avait était une douleur aux premiers instants. A présent, leur secret faisait leur force. Ils ne vivaient que pour ces moments furtifs de passion et de sincérité.
Désormais, Sivarti était accompagnée d’une horde de 4 filles. Quant à Esmeôr il avait déjà 6 enfants et des petits enfants. Les filles de sa bien-aimée connaissait de vue le Veilleur Pourpre. Leur mère leur avait expliqué qu’il était un ami de la famille et qu’il veillerait toujours sur elle. Du coté des Aanka’Leï personne n’était au courant de l’existence de la petite famille de Sivarti.

C'est à cette époque que la graine de la solitude absolue fut plantée en moi, et elle enfonça de profondes racines dans mon être.

La nouvelle était arrivée rapidement. Un jeune Veilleur Pourpre était entré dans son bureau et à bout de souffle il avait déclaré qu’une attaque Forbans avait eu lieu dans la ville d’Ofagar. Le résultat était sans appel : la ville avait été saccagée et les morts jonchaient les rues. Le cœur d’Esmeôr manqua de défaillir. Sivarti était, tout comme lui, d’Ofagar. Il avait pensé à son amour avant même sa propre famille et une pointe de culpabilité rongea encore un peu plus son être.

« Ne vous inquiétez pas mon Colonel, votre domaine est sauf et toute votre famille est en sécurité ! »

Le Cultivateur remercia d’un signe de tête le messager puis il plongea sa tête entre ses mains. Bien, les Aanka’Leï allait bien, sa femme et ses enfants étaient en sécurité. Mais qu’en était-il de son amante ?

N’y tenant plus, il ordonna qu’on prépare un speeder pour aller constater lui-même les dégâts. La route vers Ofagar était étrangement longue et elle se déroula dans un silence mortuaire. Un mauvais pressentiment s’insinuer de plus en plus au fond de son âme et avant même d’arriver, il était presque sûr de connaitre la vérité.

Lorsqu’il arriva, il fit le tour de la ville avec des soldats puis il continua le chemin tout seul. Au détour d’une ruelle, il croisa une vieille femme qu’il reconnut aussi tôt. Elle vivait près de la demeure de Sïvarti et connaissait leur histoire.

« Oh Monsieur Esmeôr ! Je vous cherchais partout ! Je vous en prie, suivez-moi très vite ! C’est Sïvarti il ne lui reste plus beaucoup de temps ! »

Des larmes coulaient le long des joues de la vieille femme et elle attrapa le Veilleur Pourpre par la manche pour l’entrainer ensuite dans une succession de ruelles.

Le corps tout entier d’Esmeôr était figé « elle n’en a plus pour longtemps ». Ainsi donc, son pressentiment était vrai. Étrangement, il ne ressenti ni colère ni chagrin. Il était dans le déni le plus total et refusait de croire à tout ceci. Cela ne pouvait être possible. Il y a quelques jours encore il s’endormait dans les bras de son aimée et voilà que tout se terminé. Il avait désormais 51 ans, il était encore trop jeune pour finir sa vie sans elle.

Ils arrivèrent enfin au dispensaire et le Colonel fit le tour de la pièce pour trouver Sïvarti. Lorsqu’enfin il tomba dessus il ne faillit pas la reconnaître. Son visage était gonflé et violacé par certains endroits. Ses cheveux étaient en pagaille et du sable collait au sang vers ses narines. Elle était épouvantable et cette vision brisa à tout jamais le cœur du vieil homme.

« Oh Sïvarti ! Ma douce Sïvarti ! Je t’en supplie, tu ne peux pas me laisser. Tu ne peux pas ! Ma douce, ma belle, mon aimée ! Je jure que je te vengerais ! »

A même le sol, il s’agenouilla près d’elle et prit sa main dans la sienne tout en pleurant. Sïvarti était là devant lui mais il sentait la vie s’échapper d’elle. Elle était bien trop faible et il en avait côtoyé des blessés dans sa vie. Il savait au fond de lui qu’il était trop tard et que c’était une question d’heures.

« Monsieur Esmeôr, elle m’avait fait promettre de vous donner ceci lorsque sa vie serait finie. Je pense qu’il est temps pour vous de l’avoir… »

Le Cultivateur leva des yeux rougis vers la vieille femme et tendit mollement la main vers la lettre. Il avait peur de l’ouvrir car il savait ce qu’il y avait dedans. C’était une lettre d’adieu. Les derniers mots qui sortiraient de son cœur à tout jamais. Lentement, il entreprit d’ouvrir le papier, et les mains tremblantes, il se mit à lire :

« Mon aimé,
Si tu lis cette lettre c’est que je ne suis plus en vie, ou plus pour longtemps. Je te prie de croire que mon amour pour toi a toujours été la meilleure chose qui me soit arrivée. Je me souviens encore de notre première rencontre comme si c’était hier. Je remercie Ruyn du fond du cœur de m’avoir permis d’avoir la plus belle vie qu’il soit. Je ne regretterais jamais d’avoir rencontré un homme comme toi, et même si notre amour demeure à jamais caché, cette aventure était la meilleure qu’il soit.
Mes filles sont mortes. Ecrire pour moi cette phrase est un supplice mais je te dois la vérité. Il me reste encore une fille, je pense que tu sais laquelle, Ruyn soit loué, il l’a envoyé ce jour dans le désert pour honorer les Veilleurs Pourpres. J’ai un poids sur la conscience que je me dois de confesser avant de m’en allait. Mon second enfant est ta fille mon amour. Je l’ai su dès que j’ai posé le regard sur elle. Je ne sais pas pourquoi je ne te l’ai jamais dit ni à elle. J’ose espérer que tu sauras me pardonner.
Je ne te demanderai qu’une faveur. Prends soin d’elle ! Elle est si forte, si grande et si généreuse. Mais une noirceur dans son cœur guette le moment propice pour sortir. Mon aimée, notre fille a subit mille tourments il y a de ça quelques années. La chair peur subir beaucoup avant que le mal n’atteigne l’esprit. Hélas, son esprit est déjà fragilisé. Ses accès de colère et ses moments de folies sont une période dure à gérer mais je sais que tu sauras faire face à cela. Ruyn nous met à l’épreuve pour notre infidélité mais nous relèverons le défis, j’en suis sûre. Je te laisse le choix quant à lui révéler la vérité ou non.
Je t’écris ces derniers mots, ma main ayant du mal à tenir encore la plume. Profite désormais de te famille Esmeôr, ne gâche pas les longues années qu’il te reste et rapproche toi de tes enfants, ce n’est que mon dernier souhait. Aide notre fille à s’en sortir et à trouver le droit chemin. J’ose espérer que nous nous retrouverons dans une tempête de sable, à tournoyer ensemble sans que Ruyn ne soit là pour nous juger.


Je t’attends mon sauveur.
Ta bien aimée Sïvarti, qui t’aime de ton son cœur, jusqu’à la fin. »

Esmeôr laissa tomber la lettre à ses pieds et pleura à chaude larme. Aucun son ne sorti de sa bouche, il se contenta de garder la main de Sïvarti dans la sienne pendant des heures, jusqu’à ce qu’elle devienne froide. Il se leva ensuite, baisa son front et lui murmura au creux de l’oreille

« Comment pourrais-je t’en vouloir ? Je t’aime et je t’aimerai toujours. Je prendrai soin de notre fille. C’est une promesse. Repose en paix mon amour. »

Lorsqu’il sorti du dispensaire, le soleil s’était déjà couché depuis longtemps et une brise légère vint lui caresser la nuque. Il respira un grand coup, le regard dans le vide. Une partie de lui s’était brisé en même temps que la mort de Sïvarti. Une autre avait vu le jour en apprenant qu’il avait une autre fille. Il avait déjà 5 enfants mais cette nouvelle le réjoui plus qu’aucune autre. Une fille de Sïvarti et de lui, et pas n’importe laquelle. Celle qu’il avait toujours le plus aimé. La masculine mais parfaite Giacomo Sul’Enthu.