Histoire
Pour survivre à Vanylle, Seylan n’avait d’autres choix que de voler. Elle imaginait souvent le jour malheureux où elle se ferait prendre la main dans le sac : une forte poigne retiendrait sa fuite et elle aurait beau se débattre dans tous les sens, elle ne parviendrait pas à s’échapper. Une voix grasse et perverse s’exclamerait alors avec sadisme : “Je te tiens sale petite voleuse ! Je te tiens enfin !”. Quelle humiliation ce serait alors que d’être montrée à tous, flagellée, frappée jusqu’à ce que son mignon petit visage ne soit plus qu’une mare de sang ! Et ce ne serait sans doute rien comparé au supplice d’avoir la main coupée née, voire pire, la gorge écrasée sans la moindre chance de justifier ses actes.

Son père avait connu ce triste châtiment, bien avant sa naissance ; selon sa mère, quand elle l’avait rencontré, son bras gauche se terminait par un affreux moignon. Oh, cela ne le gênait pas pour suivre ses compagnons d’équipage, ou frapper quelques amis trop saouls ; mais il était semble-t-il toujours le dernier à obtenir sa part du trésor. Cette amputation qui le désignait comme un voleur incapable l’empêchait de s’imposer aux autres ; personne ne voulait de lui, sauf pour faire la sale besogne. C’est pourquoi, quand il partait loin et pour de longues semaines, il attachait systématiquement son moignon à un gant bourré de vieille terre pour éviter d’être tenu à l’écart. Son leurre, hélas, ne trompait personne, y compris le Capitaine. Et un jour, sans raison évidente, il fut assassiné par ses propres compagnons.

La petite fille n’avait pas assisté à l’amputation de son père, n’étant pas encore née à l’époque. Cependant, elle s’était souvent représentée la scène et elle se voyait maintenant la subissant à son tour. Elle voyait au ralenti la lame s’abaisser vers son poignet, le fer affûté trancher ses os, séparant sa main de son bras d’une façon si définitive qu’il n’y aurait pas moyen de les recoudre ensemble, même avec de formidables compétences de médecin. Quand cette image se formait dans son esprit, implacable, elle gardait toujours les dents serrées très fort pour s’empêcher de hurler à la mort. A côté de ce terrible destin, être prostituée n’avait rien de bien effrayant. Plus souvent qu’elle ne pouvait l’imaginer, la petite fille se surprenait à désirer grandir plus vite encore, pour être enfin comme sa mère, une femme avec pour seul rôle de combler les attentes d’hommes ivres de plaisir.

Et ce jour arriva bien assez vite.

Elle avait à peine quatorze ans lorsqu’on lui demanda de remplacer sa mère. Cette dernière avait disparu sans donner la moindre nouvelle. Aucun corps, aucune lettre, rien qui puisse indiquer ce qui avait bien pu lui arriver, pour qu’elle laisse ainsi sa fille entre les mains de ses patrons. C’est cette année là qu’elle fit pour la première fois la rencontre de Ven’s : un client inexpérimenté venu chercher la chaleur des bras d’une femme, avec à peine de quoi payer les plus jolies catins du bordel. Ce jour là, au lieu de la prendre tout son soûl, il lui avait proposé une partie de carte, un sourire enjoué aux lèvres.  Elle avait perdu, et lui, il l’avait consolé en embrassant son ventre doux. Le jour où il cessa de se présenter au bordel, Lirinä, la plus belle fille du bordel, glissa à l’oreille de son amie qu’il n’était qu’un client comme un autre, qu’il y en aurait d’autres pour prendre sa place. Mais Ven’s, c’était Ven’s.


- ... Tu... Ven's ? chuchota la fille de joie, une main délicate se portant à la joue du pirate.

Ça ne pouvait être lui. Et pourtant, les cicatrices qui entouraient son oeil, malhabilement cachées par quelques couches de maquillage blanc, ne pouvaient être que les siennes. Il était bien plus grand, bien plus fort, bien plus expérimenté que la dernière fois. Ven’s était désormais un homme, aux formes prononcées, aux gestes sûrs, qui ne lui ont laissé aucun répit lorsqu’il lui avait fait l’amour.

- Tu as changé...Tu...Pourquoi tu ne m’as pas dit ? dit-elle maladroitement, en tentant un sourire.

- Je t’avais presque oublié, lui répondit-il négligemment, presque insensible.

L'adolescent au sourire ravi n’était désormais plus qu’un souvenir lointain, un écho du passé. Et aussitôt, toute la joie de Seylan s’envola, pour ne laisser place qu’à la déception. Bien entendu...Qu’avait-elle imaginé ? Elle n’était qu’une prostituée, une femme parmi des milliers d’autres. Pourquoi retiendrait-on son nom plutôt que celui d’une autre ? Sans un mot, la jeune femme se détourna et couvrit son corps dénudé, honteuse. Ce n’était pas Ven’s. C’était un client comme un autre. Et comme tous les autres avant lui, il quitterait cette chambre après avoir déposé une pièce sur le rebord de la table.

Mais alors qu’elle le croyait parti, une main puissante se saisit de sa mâchoire, lui interdisant de hurler.

Surprise, Seylan poussa un cri étranglé et tenta de reculer pour échapper à son agresseur. Elle rencontra le corps encore brûlant de Ven’s, dit le Pâle, qui la saisit si fermement qu’elle n’eut plus la force de se débattre. Elle n’entendait plus rien, n’était plus capable de raison, et tandis qu’elle essayait en vain de se dégager de son étreinte, Le Pâle lui sectionna la langue d’un coup sec, avant de finalement la libérer et de jeter son arme dans la pièce. Un cri inhumain s’échappa de sa gorge. Telle une poupée de chiffon, elle s’écrasa sur le sol, s’étouffant avec son propre sang, souillant le tapis blanc du liquide écarlate.

Son calvaire se termina dans les bras du Pâle. Il aurait été tellement plus simple qu’il la tue.


Plus d’une fois, Seylan tenta de le tuer, sans y parvenir. Pourtant, malgré la haine qu’elle lui portait, le Pâle n’avait de cesse de lui offrir chaque jour une vie de meilleure qualité.

Mais il y a un peu moins d’un an, des rumeurs se répandirent dans Vanylle. Aux tables des tavernes, on chuchotait que l’Amante et tout son équipage avaient mystérieusement disparus dans Grand Vent. Certains disaient qu’ils avaient quitté les territoires explorés de l’Ile aux Joyaux. D’autres, plus pudiquement, prétendaient au contraire qu’ils étaient tous morts, vaincus par un équipage plus expérimenté, tel que le Pourdendeur ou la Nuée Ardente, dont la réputation n’était plus à faire.

S’il vint à Seylan l’idée de profiter de cette opportunité pour prendre sa liberté, sa patronne la précéda dans cette démarche. Sans le moindre sou, sans la moindre nourriture pour subvenir à ses besoins, la jeune femme fut mise à la porte sans autre forme de procès, coûtant désormais plus cher qu’elle ne rapportait à la Maison Close. Fort heureusement, une Aubergiste* du quartier la trouva dans un état si déplorable qu’elle n’hésita qu’une seconde avant de lui proposer de travailler comme serveuse au sein de son établissement.

*Mère de Sacha