Khalël Isam

«L’Histoire n'est pas plus figée ni morte que l'avenir. Le passé est tout près ; il commence à la dernière respiration qu'on a prise. »

Chapitre 1

Cette histoire commence avec les parents de Khal. Estjel, sa mère, venait d'une petite famille de Cultivateurs, un peu effacée... Sa famille pensait trouver en Ukÿel, son père, un bon parti, mais son propre commerce était en faillite. Ils se sont unis, et malgré tous les soucis qui pointaient à l'horizon de leur avenir, ils s'aimèrent tendrement. Ils se sont battus tous les deux pour maintenir la tête hors de l'eau, voulant à tout prix éviter la misère... Mais un événement, qui devait leur être heureux, renversa la situation. Estjel était enceinte de Khalël. Ils auraient pu l'abandonner et continuer leur train de vie... Mais Estjel était une femme courageuse et voulait absolument garder son enfant, qu'elle considérait comme un cadeau. Ukyël l'accepta et fit le sacrifice de tout abandonner pour sa femme et son futur enfant... Ils furent renvoyés de leur domicile, n'ayant plus rien, ils quittèrent Penjoie... la tête haute et le sourire aux lèvres.

Khal est né dans cette maison troglodyte qui reste encore la sienne aujourd'hui. Il était un peu petit pour un bébé à terme mais Estjel l'aima dès qu'elle le vit. Elle lui donna le nom de Khalël, « l'amour gardien ». Il était un nourrisson calme, silencieux, il avait tout du physique de son père mais avait les yeux dorés de sa mère... La détermination d'Ukyël à offrir une vie saine à sa famille décupla à sa naissance. Il partait souvent du foyer pour partir chercher de quoi se nourrir, pour fouiller les déchets de la ville à la recherche d'un jouet pour son fils. Il ne possédait qu'une vieille épée sans valeur pour se protéger. Estjel s'inquiétait toujours du départ de son mari, mais elle savait bien qu'ils ne pouvaient faire autrement. Elle aidait l'homme de sa vie à sa manière ; elle accueillait dans sa demeure, les enfants des Ostracisés qui avaient besoin de faire garder leur progéniture le temps d'une après-midi, faisait profiter ses talents de couturière... Tout en s'occupant de Khal.

C'était une vie dure et pénible... Mais de voir Khalël grandir, elle leur semblait plus douce.

Enfant, Khalël ne parlait pas beaucoup, même si sa mère avait tenu à lui apprendre parfaitement le korrulien. C'était un élève appliqué, attentif. Il était souvent malade dans sa petite enfance, à cause de l'eau usagée qu'il buvait, à cause de la nourriture qui était rarement saine. Estjel s'inquiétait de plus en plus pour sa petite famille, mais continuait à se battre, parfois avec rage, parfois avec désespoir. Ukyël était plus longtemps dehors quand son fils souffrait, il parcourait les ordures, rendaient mille services pour obtenir les rares médicaments présents à l'extérieur de la ville. Mais Khalël était un garçon empli de volonté, il se relevait toujours après de fortes fièvres, après des maux qui lui faisait pourtant se plier de douleurs... Il s'en voulait un peu de faire faire du souci à ses parents qui prenait tant soin de lui.


C'était un enfant inventif, vif d'esprit. Il avait sept ans quand il trouva un moyen d'assainir un peu les eaux de la ville : dans un récipient que l'on plaçait à l'ombre, il mettait l'eau, et on recouvrait le tout d'un tissu... Avec la chaleur, l'eau s'évaporait et restée piégée dans le tissu un certain temps grâce à l'ombre. Les premiers essais furent peu concluants, mais déjà, il avait les bases... Ukyël était fier de son garçon. La seule ombre au tableau, Khalël ne s'intéressait pas du tout à Ruyn. Certes, ils lui apprirent tout ce qu'il y avait à apprendre à ce sujet mais Khal ne voulait rien savoir d'un « dieu » que déjà, on ne voyait pas, et qui prétendait que « toutes créatures méritaient respect et adoration » alors que les Ostracisés étaient traîtés comme des moins que rien, même en n'ayant rien fait de répréhensible de leur vie. Sur ce point, ses parents ne pouvaient pas lui en vouloir, alors ils lui laissèrent le droit de croire ou non.

Il avait dix ans... Son père n'était pas rentré la veille. Estjel tournait en rond dans leur grotte, rongée par la peur. Un voisin débarqua soudainement, faisant sursauter la jeune femme. Ils avaient retrouvés le corps d'Ukyël... dans un sale état. Estjel fondit en larmes mais ne perdit pas de temps, elle s'empara de plusieurs objets qui pourrait aider son mari et posa son regard terrifié sur son enfant... Elle lui demanda d'être sage, de rester là le temps qu'elle prenne soin de papa. Khalël hocha la tête et la vit partir... Il resta immobile quelques minutes, se contentant de fixer le mur face à lui... Une sensation étrange emplit sa gorge et ses yeux lui piquaient un peu. Quand les larmes tombèrent enfin, il se leva avec détermination et sortit à son tour. En courant, il gravit les escaliers jusqu'à la maison du voisin qui était venu chercher sa mère... Il entra sans prévenir. Sa mère pleurait sur le cadavre de son père, entouré des quelques hommes qui l'avaient retrouvé un peu plus loin dans le désert, mortellement blessé, sans doute par un Forban qui voulait encore briller. Khal se précipita vers son père, le secoua dans tous les sens pour qu'il se réveille... Le petit garçon silencieux était en train de hurler sur un mort.

Peu après cet épisode, Khal devint muet. Il n'assista pas à l'enterrement d'Ukyël. Il n'aidait plus sa mère. Il restait assis sur la couchette qui lui servait de lit, contemplant le vide de ses yeux éteints. Estjel continuait de lui parler malgré l'absence de réponse. Elle parlait de la vie, de son mari, avec une force impressionnante... Bien sûr, parfois quelques larmes coulaient, mais elle ne s'arrêtait pas de dire ce qu'il y avait à dire à son enfant, elle ne s'arrêtait pas de faire le linge, la cuisine,... Elle ne s'arrêtait même pas pour essuyer ses larmes. Car la vie continuait. Khal resta insensible à cela durant de longs mois. Du coin de l’œil, il voyait sa mère se démener, bien qu'elle soit faible à cause du manque de nourriture, souvent prise de vertiges. Un jour, elle tangua si bien qu'elle du lâcher la vaisselle qu'elle avait dans ses bras pour se soutenir au mur. Khal se leva aussi sec au son des ustensiles percutant le sol et parla pour la première fois depuis trop longtemps.

-Je reviens.

Sa voix était basse, comme un soupir... Puis il sortit. Estjel voulut le retenir, mais elle n'avait plus la force de se relever. Quelques minutes plus tard, Khalël rentra accompagné d'une voisine avec une immense marmite dans les mains. Elle accourut au secours d'Estjel, elle en prit soin tout en expliquant à Khal comment soigner sa maman. Elle lui laissa la marmite remplit de soupe et repartit en leur souhaitant du courage. Khal prit doucement la main de sa mère et la serra entres ses doigts d'enfant. 

-Repose-toi maman. Maintenant, je vais prendre soin de toi.

Chapitre 2

Khalël, maintenant âgé de quinze ans, scrutait l'horizon, l'immensité de sable brûlant qui s'étendait à perte de vue. Les pieds dans les immondices que rejetait Penjoie, il essayait d'y trouver son bonheur afin de pouvoir manger ce soir. En reprenant son labeur, il trouva de quoi faire un ragoût façon Khal, fait de viande de Koït pas tout à fait périmée et d'épices. Il embarqua le tout dans un sac de cuir et repartir en direction des grottes. Il courrait sans aucune difficulté dans le sable, il donnait l'impression de flotter sur les dunes. Il s'arrêta là où il avait caché sa réserve d'eau. Une bassine enterrée dans le sable, couverte d'une espèce de bâche avec un caillou au centre. L'eau s'évaporant s’agglutinait à la bâche, glissant jusqu'au centre où un récipient récupérait l'eau un peu plus saine. La version améliorée et qui fonctionnait de son invention d'enfant... Il récupéra l'eau, juste de quoi remplir sa gourde et rentra chez lui.

Il souleva légèrement le tissu qui marquait l'entrée de la grotte et s'y faufila. Estjel était malade et supportait mal la lumière, elle était devenue bien faible depuis la mort d'Ukyël et se limitait aux travaux de la maison... Mais voilà que depuis quelques semaines, elle était prise par une forte fièvre qui la clouait sur sa paillasse. Khal, qui avec l'aide de quelques amis Ostracisés, avait appris à se débrouiller, faisait tout pour soulager ses souffrances en vain. Faire cuire de la nourriture était atroce, car cela réchauffait la pièce et donc Estjel qui avait de plus en plus de mal à respirer. Dans une marmite, Khal fit chauffer la moitié de sa gourde, la viande et les épices qu'il avait récupéré. Tout en touillant la mixture, il rafraîchissait sa mère en agitant un éventail qu'il avait fabriqué avec des tiges de métal et un tissu qu'il avait cousu lui-même. C'était le seul moyen qu'il avait trouver pour apaiser ses chaleurs sans gaspiller de l'eau.

Quand le plat fut prêt, il prit un bol en terre cuite et le remplit de moitié. Il redressa doucement sa mère et la cala contre des oreillers rapiécés pour qu'elle reste bien droite. Il plongea la cuiller dans le ragoût et l'emmena à la bouche de sa génitrice. Estjel soupira fortement mais céda au regard autoritaire de son fils, elle sembla faire un effort monstre pour avaler le bouillon encore chaud. Malheureusement, elle ne pouvait rien manger de frais, il y avait trop de risque que la nourriture soit mauvaise et qu'elle la rende encore plus malade. Cuire, c'était le seul moyen de nettoyer les aliments ici. Khal observait sa mère. Elle calait déjà alors qu'elle venait à peine de commencer. Il lui murmura des encouragements, elle avait besoin de force pour guérir ou tout du moins survivre.

Estjel avala difficilement et lui fit signe qu'elle ne pouvait plus continuer... Elle n'avait même pas entamé la moitié du ragoût. Khal mordit sa lèvre inférieure en baissant les bras, sa mère qui avait été un modèle de courage après la disparition de son père était à bout de force. Elle posa délicatement sa main sur l'épaule de son fils. Elle lui dit de ne pas s'inquiéter, qu'il était déjà un homme et pouvait avancer sans elle. Khal hocha la tête... Il était triste et heureux à la fois. Triste, car il savait qu'il ne pouvait rien faire pour celle qui a tant fait pour lui, quitter la ville, sacrifier sa vie,... Heureux, car il avait la chance de pouvoir lui dire adieu, chose qu'il n'avait pu faire avec son père. Il caressa la joue brûlante d'Estjel et embrassa son front, avant de la rallonger aussi tendrement qu'il lui était permis de faire. Il la regarda fermer les yeux et alla manger à son tour.

Le ragoût avait du mal à passer tandis qu'il regardait sa mère s'évanouir peu à peu. Mais il mangeait, il le devait, pour honorer la mémoire de ses parents. Lui, le fruit de leurs entrailles, devait survivre. Il nettoya sa vaisselle avec du sable, et garda le reste du ragoût dans un creux frais de la grotte. Puis il retourna auprès de sa mère qui semblait dormir... Bien qu'elle ne respirait plus. Il avala difficilement sa salive. Il porta sa mère à bout de bras et s'éloigna pour l'enterrer dans le désert.

Chapitre 3

Sac sur l'épaule, épée à la ceinture, Khalël entra dans une des maisons troglodytes voisines. :

-Ah bonjour Khal ! Tu as ce qu'on a demandé ?

-Hm...

Il posa lourdement son sac au sol sous le regard intrigué de deux enfants. Il en sortit une poupée rapiécée pour la petite fille dont les yeux s'emplirent d'étoiles, et une épée de bois pour le garçon plus jeune qui n'osa pas jouer avec tout de suite tellement il était heureux. Khalël sourit, il n'était pas rare qu'on lui demande de fabriquer des jouets pour que la vie des petits Ostracisés soit plus douce. Et ça lui plaisait autant que de réparer des armes ou aider les femmes à simplifier leurs tâches ménagères.

La jeune mère s'approcha du jeune homme de dix-neuf ans pour le remercier. :

-Tu restes manger avec nous ce soir ? En échange de ce que tu as fait pour les petits...

-Je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité. dit-il en ne retenant pas une grimace.

-Aller, ne sois pas bête et reste.

Elle voulut le forcer à s'asseoir mais Khal était solide comme un roc, il ne bougea pas d'un centimètre. Néanmoins il obéit, un doux fumet de viande grillée emplissait la pièce.

Les petits restaient intimidés par le jeune homme. Il faut dire qu'il avait pris en largeur depuis son adolescence, et sa taille imposante n'aidait pas à se sentir à l'aise à ses côtés. Pourtant, ils se montrèrent aventureux et désireux de connaître le gentil monsieur qui avait fait leurs cadeaux. Khal répondait à leur gentille attention, en jouant avec eux, en répondant à leurs questions.

Puis ce fut l'heure de se mettre à table, assis en ronde autour du feu, la jeune femme remplissait les assiettes plates une à une et offrit le plus gros morceau à Khal qui faillit refuser. Elle l'arrêta, il ne faut rien gaspiller disait-elle. Il dégusta sa viande autant qu'il le put, il avait du mal à se retenir de dévorer le plat appétissant. Il prit le temps d'aider la petite fille à découper son morceau. :

-Tu es doué avec les enfants...

-C'est facile, on l'a tous été un jour.

-Tu devrais songer à te trouver une belle fille à ton âge.

Khal arrêta son geste. Il resta un moment un suspens avant de sourire légèrement. :

-C'est une idée... Mais pour moi, ce n'est pas un bon environnement pour fonder une famille.

Il termina son assiette et salua la petite famille avant de partir dans le silence troublant qui accompagnait toujours ses pas.

Levant les yeux vers les cieux, il constata que le soleil était prêt à se coucher. Il retira son turbans qu'il plaça en écharpe, libérant sa chevelure sombre et indomptable. En rentrant chez lui, il croisa des connaissances qu'il salua poliment, sans dire un mot. Ses bottes de cuir claquaient en rencontrant la roche des escaliers. C'est comme un fantôme qu'il rejoignit sa tanière, en attendant un nouveau jour, un autre lendemain.