Céléno Thogen

Dans les ténèbres de la nuit, un semblant de chambre où résonnaient trois respirations lentes et distinctes. Trois enfants. Trois fillettes. Trois soeurs. Le silence de la nuit les entourait. Les bras du sommeil les enserrait. Mais un bruit sourd résonna dans la pièce d’à côté. Les yeux de la plus jeune s’ouvrirent d’un coup, et silencieuse comme un félin, elle se leva. Elle, les doux rêves enfantins n’avaient pas réussi à l’emmener. Elle, était plus loin encore. Agile et discrète, Céléno, âgée tout juste de 7 ans, enjamba son aînée qui dormait à point fermés. Elle s’approcha du rideau de toile épaisse qui séparait leur dortoir de la pièce centrale de la maisonnette, où dormaient ses parents. Dans la cheminée, un feu de bois crépitait encore, malgré l’heure tardive. Deux silhouettes non loin. Deux voix chuchotantes. Elle tendit l’oreille, se retenant de respirer pour entendre. Elle reconnu son père.

“Il veut fuir. Il refuse de se soumettre.”

Un sanglot s’ensuivit. Sa mère. La fillette fronça les sourcils. Elle avait compris. En si peu de mots. Ils parlaient de son frère. Hengan. L’aîné de la fratrie. Il était pourtant la fierté de la famille, combattant robuste et courageux, encore en formation. Plus que quelques mois avant de devenir un véritable soldat. Mais depuis quelques temps, quelque chose clochait. Il ne revenait plus à la maison, il s’absentait longtemps, et quand il était là, c’était pour affronter verbalement ses parents. Les paroles entendues ne firent qu’un tour dans l’esprit de la benjamine. Il voulait fuir. Ne pas se soumettre. Se pouvait il qu’il ne croit plus au Gardien ?

L’ambiance de la maisonnée le lendemain était le simple reflet de la nouvelle qui avait agité les parents durant la nuit. Des trois fillettes, Céléno était la seule à savoir ce qui causait tant de troubles, et sa garda bien de le partager à ses deux grandes soeurs. Elles étaient trop bêtes. Trop naïves pour comprendre la conséquence d’une telle chose. Et sitôt seule, la benjamine s’échappa pour rejoindre la forêt non loin du village où elle avait l’habitude de jouer. Mais l’amusement n’était pas sa priorité aujourd’hui. Non. Il fallait qu’elle parle au Gardien. Lui expliquer simplement que son frère n’était pas un paria, et qu’il avait encore la foi. Ses petites jambes la menèrent d’instinct près d’un fourré où elle avait déjà aperçu une chevrine faire sa portée. Discrètement, la petite s’en approcha et écarta les branches. Gagné. Deux chevrineaux dormaient paisiblement, tandis que la mère était partie se nourrir. Sans hésitation, Céléno en saisit un par le cou, faisant abstraction des bêlements incessants de l’animal et le porta tant bien que mal plus loin. Elle dégaina un petit coutelas qu’elle avait dérobé au foyer et murmura :

“Ce sacrifice est pour toi Gardien. Garde mon frère et croit en sa foi. Je t’en prie.”

La lame s’enfonça sans difficulté dans la poitrine encore tendre et peu robuste de l’animal trop jeune pour se défendre. Un soupir de soulagement échappa des lèvres de la fillette, rassurée de son geste dont elle était sûre qu’il aurait les conséquences voulues. Son frère serait sauvé. Le Gardien était bon et juste, il saurait faire la différence entre un véritable lâche et un jeune homme dont l’assurance faiblie.

Les jours passèrent, les espoirs des parents de Céléno s’amenuisaient de jour en jour. Chaque fois qu’elle le pouvait, la petite retournait dans les bois, trouvait un animal inoffensif dont elle pouvait facilement se saisir et le tuait, au nom du Gardien. Et priant pour son frère. Qu’elle n’avait pas revu. Ce jour là pourtant, alors qu’elle revenait du centre du village seule pour rejoindre la petite maison, elle trouva la porte ouverte. Prudente, elle entra tout de même, appelant ses parents. Aucune réponse. Mais dans l’une des petites pièces attenantes, celle qui servait justement de chambre à Hengan, une ombre se dessina. S’approcha. Un sourire suintant la sincérité et la naïveté de l’enfance apparu brusquement sur le visage de la fillette, visiblement ravie de revoir son frère qu’elle reconnu. Mais la réciproque ne semblait pas du même acabit.

“Qu’est ce que tu fiches ici Céléno ? Tu devais pas être au marché avec les parents ?”

Un hochement de tête négatif secoua le visage de la benjamine, tandis que son sourire disparaissait. Il avait réellement changé alors.

“Ne t’en fais Hengan. Je prie le Gardien tous les jours pour toi. Et je lui fais même des sacrifices. Des petits animaux que je trouve. Tu sais, comme ça tu seras pardonné et tu pourras revenir à la maison.”

Ses paroles bien que venant du coeur et pleines de foi et d’amour ne trouvèrent que la rage du jeune homme. Grognant, il s’avança à grandes enjambées vers la petite fille et hurla :

“Cesse donc ces conneries Céléno. Je ne veux pas de ce stupide Gardien, je ne veux plus de vous. Je pars. Pour toujours.”

Les yeux de la fillette s’embrumèrent de larmes, tandis qu’en reculant, elle menaça son frère de le dénoncer à ses parents et au village. Le sourire malsain du jeune homme termina de l’effrayer tandis que dans un cri, elle se replia sur elle-même en le voyant lever la main pour la frapper. Le coup pourtant n’arriva jamais, et quand ouvrit les yeux, ce fut pour découvrir une demi-sphère la couvrant entièrement. Elle toucha. Reconnu la matière des racines. Elle se rendit finalement compte que c’en était, toutes enchevêtrées les unes dans les autres et formant une carapace protectrice. Les végétaux disparurent au moment où elle se redressa à moitié, ses mains ne touchant plus le sol, d'où sortaient les lianes qu'elle semblait avoir appelées et qui avaient percé le parquet pour entourer leur "maîtresse". Son lien s’était révélé à elle durant le pire moment de sa vie. Et devant elle, la porte grande ouverte de la maison laissait entrevoir la silhouette lointaine d’Hengan fuyant.


La naïveté de l’enfance avait laissé place à la dureté de l’âge presque adulte. Sans surprise, la jeune fille qu’elle était devenue s’était dirigée vers la voie d’émissaire, se tournant toute entière vers ce qu’elle avait toujours adulé. Le Gardien. Tout juste sortie de l’adolescence, elle pu enfin revêtir les habits blancs de culte et se consacrer dignement à ses nouvelles tâches. Et si ces responsabilité lui plaisaient, elle n’en restait pas moins emplie d’un vif désir de quitter l'antre où elle vivait, qui restait trop près de son village à son goût. Celui où elle avait vu son propre frère tenter de la frapper, avant de fuir, tournant définitivement le dos à sa foi et à son clan. Son désir s’exauça trois ans plus tard lorsqu’elle apprit la construction d’un village près de la chaîne d’Adiem. Pleyrion. Récente bourgade où s’unissaient plusieurs clans désireux de travailler et vivre ensemble. L’engouement autour de ce lieu ne tarda pas à l’attirer, autant par intérêt personnel que par celui de propager un véritable culte du Gardien. La route fut longue, mais une fois arrivée, elle ne tarda pas à s’y installer définitivement. Où du moins dans l’antre où elle pratiquerait désormais le culte. Isolée, mais jamais assez pour qui voulait entendre parler du Gardien.  

Là-bas, du haut ses vingt et un ans, Céléno fit la rencontre de Nivilk Markin, le chef des fameux guerriers des Bois de Koun. Très vite, la jeune femme se rendit compte de leur grand intérêt commun pour le Gardien et pour la protection de la foi. Une alliance, tant idéologique que physique ne tarda pas à voir le jour et évoluer, et l’émissaire trouva en cette armée, de véritables petits soldats prêt à se battre pour celui qu’elle adulait. Ses intérêts ainsi protégés, elle commença rapidement son office, prônant la grandeur d’un Gardien juste et bon, récompensant de bonnes paroles ceux dont la foi était intacte, et montrant le bon chemin à ceux qui se montraient hésitants. Parfois, il arrivait qu’un individu se montre distant et tourne le dos à la croyance. Et si l’émissaire était tolérante, elle ne laissait aucune chance à ce genre de personne qui finissait soit emprisonnée pour trahison, soit obligée de fuir.

A peine un an après son arrivée à Pleyrion, Céléno eut l’occasion de tester la dévotion de ses chers petits soldats. Une alerte avait été donné, suite à la découverte d’un camp de déserteurs non loin du village. L’émissaire s’y était rendu en personne, accompagnée de quelques guerriers. La nuit tombait lentement. Et près de ce feu de camp caché dans un bosquet d’arbre, qu’elle ne fut pas sa surprise de reconnaître son frère en compagnie de deux autres hommes. Sans hésitation, elle avait ordonné qu’on les attrape et ils furent ramenés au village. Hengan tenta de dissuader sa soeur, sa petite soeur chérie et adorée qu’il avait lâchement abandonné. Il s’excusa. La supplia. Il pleura même, en entendant la sentence qu’elle lui réservait. Rien à faire. Le lendemain, il fut décapité sans autre forme de procès, tout comme ses deux compagnons. La jeune femme resta un moment seule, face aux reste de celui qui avait été son aîné. Elle ne ressentait ni tristesse, ni remord. Seulement le soulagement d’avoir livré au Gardien, des individus qui lui avaient tourné le dos. Elle avait fait son travail, ce pour quoi elle vivait.

Les années passèrent à Pleyrion, et Céléno s’y était affirmée en tant qu’émissaire du village, mais surtout des Bois de Koun. Sa dévotion, son écoute et son travail pour le Gardien en avaient fait une femme admirée et aimée par les villageois qui n’hésitaient jamais à se référer à elle en cas de doutes ou de questions. Le duo qu’elle formait avec Nivilk était d’autant plus efficace, renforcé par une relation plus physique dont la jeune femme se servait aisément pour garder le bras long. Elle savait l’homme peu crédule et se doutait bien que lui aussi y trouvait ses propres intérêts. Alors, du haut de sa trentaine, la Dévouée, car c’était ainsi qu’on l’appelait le plus souvent, continuait inlassablement sa mission, s’attirant la loyauté de fidèles toujours plus nombreux afin de prôner un Gardien toujours plus puissant. Et de protéger au mieux une civilisation menacée par l’arrivée des envahisseurs.