[RPFB] Une famille qui crie est une famille unie

Kjeld. Kjeld Nörheim.

Tout le monde connaît Kjeld Nörheim, éternellement occupé à agrandir son Clan ou à le consolider, faisant face avec un courage stoïque aux revers momentanés, affrontant des ennemis redoutables. Cet homme tenace et rusé en diplomatie - une diplomatie propre aux Erfeydiens il va de soi -, rude en guerre, était le portrait parfait du Hänek fort. Mais simultanément c'était l'un des hommes les plus adroits de son temps, vivant dans la compagnie de sa famille ou l'amitié des plus grands, Shaas pour la plupart.

Pour ce Hanëk, homme de guerre, homme dur, homme autoritaire, elle était restée à Pleyrion, renonçant à protéger les siens au seul profit des petits villages du sud sous l'entière autorité des Bois de Koun et de leur Hön, Nivilk Markins. Pour ce Hanëk, elle avait mis de côté toute l'animosité qu'elle avait pour ce groupe guerrier au fanatisme déraisonnable, s'efforçant de les traiter comme les siens et de ne pas attirer l'attention sur elle. Mais la patience n'était pas son fort et elle commençait à se lasser de leur démence.

- Dis-moi qu'on quitte bientôt cet endroit.

Un silence pesant tomba entre les deux cousins, offrant une réponse plus qu'équivoque à la jeune femme. Lasse, elle soupira.

- J'imagine que ce n'est pas pour tout de suite.

Douze longues années s'étaient écoulées depuis que sa mère avait été lâchement assassinée par un petit groupe de Déserteurs. Douze longues années pendant lesquelles elle n'avait jamais retrouvé la trace de l'un d'entres eux, pas même un seul indice, pas même le moindre petit signe qui lui permettrait d'avancer dans sa quête. Et la guerre que les Erfeydiens menaient contre les envahisseurs compromettait sérieusement ses recherches, plus encore depuis que le Clan Nöhreim s'était porté volontaire pour soutenir les Bois de Koun dans le sud.

- Je suis lasse de leurs tavernes, les hommes de ce village m'irritent et chasser en territoire inconnu m'insupporte. Et ce Hön qui se pavane tel le fier Jehtu au milieu de son troupeau...Si je ne l'étripe pas avant la fin du mois, alors c'est que le Gardien m'aura fait don de sang-froid !

Posant ses poings sur ses hanches, elle ajouta d'une voix décidée :

- On ne peut pas aller égorger deux trois déserteurs en attendant que ce Hön se décide enfin à exterminer ces insolents envahisseurs ?

- Avant que ces étrangers ne commencent à envahir notre territoire, tu te souciais davantage des actions menées par les Déserteurs aux alentours de nos villages, aussi inoffensives soient-elles pour la plupart, lui reprocha-t-elle. Ils sont nos ennemis au même titre que les Outremuriens. Nous aurions tort de les ignorer plus longtemps.

Jorgga soupira, puis avança aux côtés de son Hänek. Elle se sentait à la fois très nerveuse et épuisée. Il lui était si pénible de rester ici, alors que son village était menacé par les envahisseurs du nord. Les chances que le Clan Nörheim soit rappelé aux côtés du Hön Kallhjärta étaient proches du néant. Elle n'allait tout de même pas secouer Kjeld pour le convaincre de se rallier à une cause plus noble que celle de protéger les villages du Hön Markin ! Consciente de la stupidité de ses pensées, Jorgga eut un petit rire d'autodérision.

- Je veux juste venger la mort de ma mère. Mais voilà des jours que nous attendons que le Hön se décide à porter un coup dur aux Outremuriens. J'aurais pu me satisfaire des déserteurs des Chaînes d'Adiem à défaut de pouvoir chasser ceux des Chaînes de Perceciel. Mais...

Elle porta un regard discret sur le visage de son cousin, avant de déclarer à voix basse :

- ...il me semble que cela ne me soit pas permis.

Posant sa main sur l'avant-bras de son Hänek, elle l'arrêta dans sa marche.

- Je ne quitterai pas le village. Mais accepte au moins de te battre contre moi. Cela fait des semaines que je te laisse la paix, tu peux au moins m'accorder cette faveur.

Un sourire illumina le visage de Jorgga. Le cœur battant la chamade, la jeune femme partit à la recherche d'une zone appropriée à un combat. Elle traversa ainsi une grande partie du village de Pleyrion, Kjeld à ses côtés, avant de se réjouir davantage à la vue d'un terrain d'entraînement accueillant habituellement les meilleurs combattants des Bois de Koun. Leurs aînés partis patrouiller dans les Chaînes d'Adiem et les alentours du village, les quelques novices présents ne verraient sans doute pas d'inconvénient à céder un peu de leur espace le temps d'un combat entre le Hänek Nöhreim et sa jeune cousine.

- Si l'on te prend ta hache, te battras-tu avec des poings, Kjeld ? ironisa la jeune femme, avant de sortir de leurs fourreaux ses deux épées courtes. Il me semble qu'à chacun de nos derniers combats, tu as refusé de t'en séparer.

Lorsque Kjeld détacha sa hache de son ceinturon, Jorgga hésita. Puis sourcils froncés, elle renonça à l'une de ses épées et se saisit de l'un des boucliers des Bois de Koun qui reposait contre un poteau de bois. En temps normal, la jeune femme renonçait difficilement à l'une de ses épées, préférant davantage attaquer ses ennemis avant même qu'ils n'aient le temps de le faire. Mais Kjeld était différent. La puissance de ses coups l'avait plus d'une fois fait chuter, et donc précipité sa défaite. Il n'était pas question qu'aujourd'hui cela se reproduise, surtout sous les yeux de témoins aussi sévères et implacables que les combattants du Hön Markin.

- Ne m'en veux pas si je t'écrase à plat de couture, chiure de Shunk, cracha-t-elle avant de lancer la première offensive.

Arrivée à quelques pas de lui, elle s'éclipsa sur le côté et attaqua le flanc de son cousin.

Jorgga avait le souffle court. Son cœur battait rapidement.

Le combat débutait à peine, mais la jeune femme n'était pas habituée au poids d'un bouclier, et encore moins à celui d'un bouclier des guerriers des Bois de Koun. Bien que terriblement résistant aux assauts ennemis, il n'en était pas moins difficile à manier. Si jusqu'à présent elle était parvenue à repousser les attaques de Kjeld, c'était sans doute plus dû à ce bouclier qu'à ses propres talents. La chance, ce cadeau du Gardien, lui avait plus d'une fois sauvée la vie. Et aujourd'hui encore, il lui semblait en être dotée jusqu'au bout des doigts.

- Aurais-tu vieilli, Kjeld ? Tu es lent ! cracha-t-elle pour ne pas laisser transparaître ses propres faiblesses. Même la vieille Knöra pourrait te botter le derrière !

Courant vers son adversaire, Jorgga leva son épée et fendit l'air en visant la tête du Hänek. Elle manqua sa cible et son épée se planta dans la vieille balustrade. A cet instant, Kjeld avait l'avantage. Consciente du danger, la jeune femme retira son épée du bois et recula légèrement, hésitant à délaisser son bouclier au profit de sa deuxième lame. Déconcentrée, elle attaqua de nouveau, lui asséna plusieurs coups, essayant, en vain, de le faire trébucher.

Elle laissa échapper un petit cri qui sembla venir sa gorge, mais en réalité, il émanait des profondeurs de son âme. C'était un combat pour l'honneur. Pas un jeu, ni un entraînement. C'était un duel, comme tous les autres duels qui les avaient opposés chaque matin depuis près de dix longues années.

- Mais n'as-tu donc aucune faille ?! s'énerva-t-elle.

Le coup fût rude, mais pas seulement pour Jorgga.

Alors, malgré la fatigue, la jeune femme avança avec la ferme intention d'en finir au plus vite. Mais lorsqu'elle leva de nouveau l'épée, persuadée d'obtenir cette fois-ci la victoire, le peu d'énergie qu'il lui restait la quitta. Son épée et son bouclier quittèrent bruyamment ses mains en série de bruits secs et durs. Pendant un moment, ses yeux roulèrent, cherchant un appui, cherchant l'arme qu'elle n'aurait dû laisser s'échapper. Puis ses jambes plièrent aux genoux, ses yeux se fermèrent et son corps tomba.

- Aie... parvint-elle à articuler, non sans peine.

Jorgga se révulsa de honte, de désespoir et d'une horreur telle qu'il n'en avait jamais connue. Pendant un instant, tout son sang lui parut avoir quitté son cœur, ne laissant qu'une enveloppe vide. Elle avait perdue. A nouveau, elle avait perdue contre son Hän.

Tremblante, elle passa sa main sur son front où se mêlaient la sueur et le sang. Le dernier coup qu'il lui avait porté était si puissant que le bouclier était venu percuter son visage, l'assommant, et mettant par cela fin au combat. Tout ça à cause d'un morceau de métal. 

Lui fallait-il renoncer ? La lutte était sans espoir.

- Tss.

- Hmm.

Humiliée, Jorgga détourna la tête.

Comment avait-elle pu échouer ? Elle connaissait pourtant chacune des techniques de combat de son adversaire. Kjeld pouvait se montrer fort, impitoyable et froid, mais jamais elle ne l'aurait cru capable de tant d'habileté. Certes, il était né pour régner et parce qu'un Hän digne de ce nom ne peut tomber, jamais il ne négligeait son entraînement. Mais dans ce cas, pourquoi accepter de la combattre chaque jour, en sachant pertinemment que jamais elle ne le vaincrait ? Pourquoi la traiter comme si elle était son égal ? Par compassion ? Elle soupira, secouant la tête. Il s'agissait sans doute de toute autre chose...

- Je te verrai au repas, murmura-t-elle, la gorge nouée par la déception. Et par le Gardien, apporte-nous de bonnes nouvelles pour une fois, Kjeld.

La jeune femme s'éloigna, laissant Kjeld tout à ses responsabilités. Ce monde n'était pas le sien. Sa seule famille, c'était les Nöhreim et les Shaas d'Argent. Pas les Bois de Koun. Pas Nilvilk. Pas Pleyrion. Les Nöhreim et Hallëby. La distance qui la séparait de son village la rendait malade d'angoisse et ses nuits étaient hantées sombres cauchemars. Les envahisseurs étaient proches. Et d'ici, elle ne pourrait protéger les siens du feu de leurs armes.