Chakib Solverre

« Rends moi ça Mowiel ! »

Il l'a voyait se faufiler malicieusement à travers la foule compacte du marché d'Arish. Ses longs cheveux bruns dansaient au milieu des pantalons de lin déambulant dans l'allée principale. Au détour d'une petite ruelle, elle posa sa main contre un mur chauffé par un rayon de soleil que laissaient passer les devantures des petits commerces. En se retournant, elle exhiba fièrement une ficelle grossière au bout de laquelle était accrochée un petit pendentif façonné à partir de quelques Soleils de Minuit, Khelus et tiges d'Herbefeu tressés. Dans un dernier petit rire qu'il devinait au loin, elle disparut.

Chakib baissa les yeux sur son « étal ». Sa sœur venait de lui chiper sa plus belle pièce. Les pendentifs et statuettes restantes gisaient anarchiquement sur un morceau de tissu posé sur le sol. Agenouillé, il poussa un long soupir qui fit se soulever devant lui un petit nuage de poussière. D'un geste lent, il empaqueta ses trésors et se leva. Le tout Arish avait dû passer devant lui aujourd'hui, mais personne n'avait daigner lui acheter le moindre bibelot. Tant pis. Il marche, le pas décidé, jusque dans les quartiers moins fréquentés de la ville. A mesure que le temple s'éloigne, dans son dos, le mur de protection grandit. Là, coincée entre deux bâtisses semblables, s'élève sa petite maison. En entrouvrant la porte, son amertume disparut. La poussière dansante dans un bref rayon de soleil donne à la salle principale une teinte sépia qu'il contemple longuement. Là, sa mère, Ildya, berce tendrement son petit frère, Fredric. Il n'y aura pas de repas ce midi mais qu'importe. La douceur d'un foyer vaut bien plus que la consistance d'un met.

L'après midi s'écoula lentement sans que Mowiel n'eût la bonne idée de rentrer à la maison. Chakib se décida alors à abandonner la douce compagnie de sa mère pour retrouver la fugitive. A un croisement tout proche de la maison, il mit la main sur le pendentif qu'elle avait dérobé plus tôt. Dans le bourdonnement persistant qui montait du cœur de la ville, il crut entendre quelques sanglots. Là bas, dans l'ombre d'une ruelle, elle pleurait. Elle avait ramenée ses jambes contre son corps et enfouit sa tête entre ses genoux. Il s'approcha à pas feutrés, la releva, et lui sourit.

« Qu'y a-t-il, Mowiel ? » lui demanda-t-il.

« Ils l'ont... ils l'ont cassé. Ils ont dit qu'il était moche et sans intérêt. Comme moi. Comme nous. Ils l'ont dit... » sanglota-t-elle.

Mâchoire serrée, Chakib prit sa sœur par la main et la guida jusqu'à la maison. Sur le pas de la porte, il prit le temps d'épousseter leurs vêtements de lin.

« A partir d'aujourd'hui » lui murmura-t-il « A partir d'aujourd'hui, plus rien ne t'arrivera. Parce que je serai là pour te protéger. Les enfants de riches peuvent bien affirmer ce qu'ils veulent, c'est bien moi qui deviendrai Veilleur Pourpre, et c'est bien aux Solverre qu'ils devront leur salut. » Il posa deux doigts sur les lèvres de sa sœur et hocha doucement la tête.

Les années s'écoulèrent et se ressemblèrent pour Chakib. Tatoué depuis bientôt onze ans, il était devenu un homme grand. Des muscles fins rythmaient les courbes de son corps. Il était fin, et prêt. La tête haute, le visage inexpressif, il salua un à un les membres de sa famille. Dans les yeux de sa mère, il devinait de l'appréhension. Dans ceux de sa sœur, de la joie. Mais il comprit qu'il avait fait le bon choix lorsqu'il cru voir au plus profond du regard de son père de la fierté. Le 17 Sunedor 1802, Chakib partit vers le QG des Veilleurs Pourpre, dans le désert des Murmures. Le lendemain, il fêta ses 15 ans seul avec son Draoma et son Dieu.

Jamais en deux ans de formation Chakib n'eut le moindre problème au sein du QG. Il respectait ses supérieurs comme il respectait son propre père, et se pliait à l'autorité de ces derniers sans ne jamais rien réclamer. Aux dortoirs, il parlait peu, préférant travailler en secret sa lecture et son écriture. Une fois qu'il avait appris à maîtriser les chiffres, il glissa sous son bandeau frontal un petit morceau de papier. Après chaque journée d'entraînement, alors que le soleil s'allongeait, au loin, sur les dunes dorées du désert, il inscrivait minutieusement le nombre de jours qui le séparait de la fin de sa formation. Les petits grains de jour tombaient dans le sablier du temps et le lendemain de ses 17 ans, Chakib fût récompensé. Il était devenu un Veilleur Pourpre.

Une semaine. Une semaine lui avait été accordée pour aller annoncer la grande nouvelle à toute sa famille. Sur le chemin du retour, il s'amusait à penser à la réaction de chacun et chacune. Sa longue tunique pourpre ondulait sous la chaude brise annonciatrice de la tombée de la nuit. Une pâle lumière émanait de la fenêtre de la maison de son enfance. Rien n'avait changé. Son père, le front nervuré par des rides d'expression, se tenait là, la mine grave. Sa mère, elle, était toujours aussi douce et sucrée qu'une Langue de Pitris. Toute sa fratrie l'accueillit. Toute ? Non, une manquait à l'appel.

« Il y a un peu plus d'un mois, l'esclavagisme a été légalisé. Ta sœur est partie. Nous n'en savons pas plus. » Les durs mots de son père résonnait en lui comme s'il était soudainement devenu une coquille vide. A mesure qu'il prenait conscience de la réalité des choses, il sentait monter en lui un mélange d'incompréhension et de haine. Une haine puissante, destructrice, une haine qui n'avait pour cible qu'un seul homme : lui même. Il n'avait pas pu tenir sa promesse.

« Retrouve là, je t'en prie. »

Oui maman, je la retrouverai.