Laÿn le Sauvage

Alain Bashung - La nuit je mens

Comment commence une histoire d’amour ? Comme une nuit encore brûlante du soleil du désert, une nuit avec toutes ses lumières allumées, un festival qui anime les rues et les gens, des couleurs qui embellissent tout, même l’impardonnable… Peut-être que leur regard ce sont croisés là, dans cette rue sombre et lumineuse à la fois. Ils se sont contemplés et ils se sont admirés ; des peaux contraires, des yeux contraires, des voix contraires et pourtant unis par cette Bonne Entende, pour quelques jours de joie commune, d’échanges et de commerces… Elle était jeune, la peau sucrée des rayons de Korrul tout comme les fruits que cultivaient sa famille. Des yeux d’or envoûtants, des formes de femme pour le coeur d’une jeune fille. Il était beau, le corps mature d’un soldat avec la frimousse d’un ange encadrée de cheveux bouclés longs. Des yeux sombres de prédateur, des allures divines pour une âme infernale. Ou bien était-ce l’inverse… Dans tous les cas, les amants se sont attirés comme des aimants, ils ont fendu la foule les membres tendus pour s’éteindre et dans la moiteur lourde d’une chambre, ils ont partagé un moment de volupté… Un simple moment qui change tout, un rite impie qui mélange les humains depuis des siècles. A la lueur d’une bougie vacillante, bouffée par la noirceur de la nuit, ce sont-ils rendus compte de l’horreur ou alors c’est vraiment comme ça qu’une histoire d’amour commence ?... Aveuglés d’ombre et de lumière ?

Elle savait qu’elle attendait un enfant honni, elle le comprit comme toutes ses femmes apprennent que leur corps peuvent créer quelque chose de beau… Quelque chose de magnifiquement haï. Cachée du soleil et de la vue des habitants de la ville, pour y expier sa honte d’avoir succombé à des yeux noirs, frottant sans douceur un ventre de plus en plus rond, de plus en plus gros, de plus en plus lourd… Était-ce par courage, par abdication, par colère qu’elle avait réussi à donner un nom à l’ignominie qui grandissait dans ses entrailles, qui se nourrissait d’elle et qui survivait par on ne sait quel blasphème ?... “miracle”, préfère-t-on dire. Et quand cette chose est enfin sorti, quand le sang mêlé de deux êtres passionnés avait enfin un visage, avait-elle craché dessus, avait-elle pleuré, avait-elle eu mal, l’avait-elle au moins une fois pris dans ses bras avant que le petit être n’y soit arraché brusquement pour être caché quelque part, oublié, abandonné ?... Des montagnes de questions pour un enfant qui n’a rien de sa mère. Ni lumière, ni ombre.

Journey SoundTrack - 10. Descent

Le Sauvage prend soudain une lente inspiration, lui évitant de secouer la tête trop brusquement et d’effrayer les proies. Avec ses yeux habitués à la pénombre, connaissant les moindres failles et recoins des rocheuses, il pouvait très bien chasser de nuit… S’il ne perdait pas son temps à songer au passé. Silencieux, à quatre pattes sur le sol, les muscles de son dos roulant comme ceux d’un styx près à bondir sur sa proie, il s’approcha doucement d’une falaise d’où il pouvait voir, en bas, des sablards bondissants joyeusement, se repaissant de la carcasse d’un koït sûrement crevé depuis des heures. Les pupilles du Sauvage se dilatèrent… Avec lenteur, il sortit son kandjar de son fourreau, veillant à ne faire aucun bruit tout en savourant l’instant… Il repéra un sablard plus jeune, plus facile à transporter, à la chair plus tendre… Les yeux fixés sur le groupe d’individu, le corps tendu, il attendait le bon moment pour aller à l’assaut. Le petit garçon se mordit la lèvre inférieur, retenant une frénésie en lui. Puis soudain, il se jeta dans le vide dans un bruit mat qui fit lever la tête aux charognes. Le temps qu’il retombe dans le sable, elles songèrent seulement à s’enfuir… Vif comme un prédateur, le Sauvage s’empara du cou de sa proie choisie puis traça un long trait rouge mortel au-dessous… Le sablard poussa un dernier cri, l’image de sa meute en train de s’enfuir gravée sur sa pupille, emportée dans le néant. Le Sauvage les regarda lui aussi un instant avant de prendre une corde à sa taille et de lécher sa lame pour y retirer toute trace de sang.

Woodkid - Run Boy Run

Qui avait eu pitié du poupon emmailloté trop sévèrement dans son tissu ? Était-ce un homme ou une femme, mu par sa compassion ou par un de ces préceptes débiles de Ruyn ?... Ruine de Laÿn. Il lui vient à espérer parfois qu’il avait juste l’air d’un bébé korrulien comme les autres : chauve aux yeux azurs, qui pouvait dire qu’il était sang-mêlé ?... Mais il n’en savait rien, car il n’avait aucun souvenir de tout ça…

Le premier souvenir de Laÿn lui revient souvent en pleine figure, et pour cause, il s’agit d’une baffe. Magistrale. Il se souvient avoir volé loin, très loin, sa tête ayant percuté un mur de pierre… C’était de la main d’un homme, il n’arrivait pas un mettre un nom dessus, ni même une fonction -père adoptif ? une connaissance ? un voisin ?- mais peu importait, puisqu’il ne l’aimait pas… Et c’était apparemment réciproque. Après s’être remis du choc, il s’est simplement levé et a quitté la pièce. C’était une masure à la périphérie de Ofagar. Ça, il le savait car il en connaissait les moindres recoins, pour voler de la nourriture, pour faire la manche… Par contre, il lui était impossible d’échapper à la haine des gens. On ne pouvait pas faire plus sang-mêlé que lui en même temps… ‘fin, peut-être que si, mais tant que ça se voyait il ne pouvait pas y échapper. Des korruliens blonds, on en croise pas à chaque coin de rue. Soit on l’évitait soigneusement, soit on lui faisait bien comprendre qu’il n’était que de la vermine… Et Laÿn, du haut de ses quatre ans -et demi s’il-vous-plaît-, était persuadé qu’ils avaient raison. Il en était après tout, pourquoi le renier ? Ce pourquoi il était encore en vie était aussi un mystère… Quoi qu’il en soit, il n’était accueilli nul part : trop jeune pour les forbans il n’était qu’une bouche à nourrir, si les ostracisés le laissaient vagabonder dans les cités ils ne le portaient pas dans son coeur et les villes… voilà, n’en parlons pas.

Pourquoi courait-il alors ? Pour se défaire de ses dernières forces, histoire de mourir. A entendre les adultes, il n’y avait que ça à faire, c’était la seule chose pour laquelle il était destiné en ce monde : vivre et mourir comme une vermine. Il sortit de la ville comme une bombe, sous les cris d’indignation des Veilleurs en faction à ce moment… De les entendre geindre comme des fillettes, il se mit à rire. Un poil méchamment mais que voulez-vous, c’était bien la seule chose de drôle qu’il pouvait faire, se moquer des Veilleurs Pourpres. Il allait courir librement dans le désert, s’y éteindre comme une flamme qu’on souffle sans pitié. Il aurait mal, il allait souffrir mais qu’importe… Mort, on arrêtera de le frapper parce qu’il est un sang-mêlé… peut-être.

C’était sans compter sur un torse qu’il percuta de plein fouet, à quelques mètres de la ville, à quelques mètres de la liberté. Mais quel torse osait se mettre en travers de son chemin ?!... C’était en fait plusieurs torses, appartenant à plusieurs enfants plus âgés que lui, le fixant de leurs yeux ronds. Celui qu’il avait rencontré brutalement le pointa du doigt en regardant ses amis qui opinait à sa remarque silencieuse puis s’adressa d’une manière un peu sèche à Laÿn. :

-Toi ! T’es sang-mêlé ?

-Ouais...

-T’es tout seul ?

Traduction de phrase qui doit paraître banale aux yeux des korruliens au “sang pur” : as-tu une famille ? A son silence équivoque, les gamins hochèrent la tête et celui qui lui avait adressé la parole se pencha vivement pour pouvoir le redresser. Laÿn se pétrifia en voyant une main se tendre mais le coup qu’il attendait n’était qu’une caresse affectueuse sur le sommet de son crâne… Geste qu’il n’avait jamais connu et qui lui tira les larmes aux yeux. :

-Viens avec nous…

La petite bande venait de dompter Laÿn en un clin d’oeil, et sa peur s’évanouit au fil des pas qu’ils faisaient ensemble dans le désert… Certains avaient la peau claire, d’autres des yeux sombres, mais tous présentaient les cicatrices caractéristiques d’un péché qui n’était pas le leur. Laÿn rencontrait pour la première fois des sang-mêlés de son âge… Il fit un effort monstre pour ne pas pleurer devant eux. Une fille lui prit la main, les autres se chamaillaient, comme s’il faisait déjà parti de leur groupe, comme s’il était déjà de la famille. :

-Si tu n’bois pas ton lait de Capri,
Les Hà’Sagàris, les Hà’Sagàris,
Si tu n’bois pas ton lait de Capri,
Les Hà’Sagàris t’mangeront l’zizi !

Hollywood Undead - We are

-Oye ! Le Sauvage !

-Quoi ?

Laÿn se tourna vers le membre des Kom’är qui venait de l’interpeller avec son habituel masque féroce. Pour ceux qui avaient l’habitude de voir ses pupilles contractées par la colère, ils évitaient simplement de le regarder trop longtemps dans les yeux, pour les autres, c’était un mélange de fascination et de terreur qui emplissait leur trait… Tout le monde savait à quel point le Sauvage avait bien gagné son surnom, à quel point il ne ressentait que du dégoût pour le monde et pour lui-même… Alors, on évitait simplement de lui demander de sourire de temps en temps. :

-Tu peux apprendre au p’tit bleu deux ou trois trucs en baston ? J’ai un truc à faire rapido.

-... Ok, mais tu m’en dois une.

-Ca marche.

Quand son regard se posa sur la petite chose qui venait de rejoindre la clan, encore sans nom, encore sans utilité, les traits de Laÿn s’adoucirent. C’était un gamin évidemment, pas plus vieux que lui, mais face au regard humide, encore déboussolé d’avoir une nouvelle famille, il ne pouvait pas résister. Il posa doucement sa main sur l’épaule du bleu. :

-Suis-moi. On va trouver un endroit tranquille…

La caverne des Kom’är remuait toujours d’activités diverses et variées le jour… Des cuisiniers, des chasseurs, des troqueurs, des bricoleurs, tout un tas de monde encore tout jeune qui s’échangeait leur savoir pour mieux survivre, qui agissaient comme des grands, avec l’unique aide de l’Aîné.

Laÿn n’était pas de ceux qui accueillait les petits nouveaux habituellement ; trop lents, trop apeurés, il ne pouvait pas avancer avec eux. Néanmoins les Kom’är étaient un tout, ils se devaient de s’entraider, alors parfois, il acceptait. Cette fois ne dérogeait pas des autres : le bleu, sinon pour fermer ses petits poings secs et taper à répétition dans le vide, ne savait rien du combat. Le Sauvage l’étala plusieurs fois au sol, le faisant lourdement rebondir dans le sable du fond de la caverne en lui faisant un croche-pied ou en le soulevant carrément en utilisant son élan. Au bout de trois échanges, il l’arrêta et s’assit en tailleur pour lui expliquer quelques prises basiques en dessinant dans le sable. En bon pédagogue, il n’hésitait pas à s’arrêter, à se relever et à lui montrer en faisant des gestes ralentis. Petit à petit, le gosse en vint même à se montrer un peu moins renfermé. :

-J’ai fini ! appela le Kom’är en charge du bleu qui revint le chercher. Merci le Sauvage… et il y a le Rôtisseur qui a besoin de toi !

-Qu’est-ce qu’il a cramé encore ?!

-J’en sais rien moi ! J’fais juste la commission oh…

Une communauté grandissante comme la leur demandait à ce que chaque membre fasse sa part de travail et bien plus. Et le Sauvage, malgré son côté solitaire, son apparente insociabilité, faisait de son mieux pour le clan, pour l’Aîné qui l’avait si bien accueilli, pour les futurs Kom’är qui auront besoin d’une famille. Une petite armée vengeresse prête à tout défaire sur son passage, comme un nuage de calamités. :

-Attends ! Tu vas chez les cuistots ? Tu pourrais prendre ses proies là au passage s’teuplaît ?

-J’ai cassé la corde de mon arc ! Tu saurais où j’peux en trouver d’autres ?

-Mais quel est l’con qu’a bouffé les Pitris pas frais ?!

-Si j’en entends encore un chouiner, j’lui dévore la rate !

-Je sais pas ce que je penses mais je suis sûre de le penser quand même !...

Muse - Save me

On dit que le désert est silencieux… Pourtant ce sont les bruits du petit matin qui réveillent Laÿn. Retirant le bras d’un camarade qui le bloquait, il se défit de la masse d’enfants dormant ensemble pour se tenir au chaud… L’entrée de la grotte laissait passer les rayons d’un soleil naissant, illuminant timidement l’intérieure de la caverne. Le Sauvage gravit les quelques rochers qui empêchaient de voir que la grotte était habitée de l’extérieur et ouvrit grand ses yeux de petit garçon. Le soleil se levait, rougeoyant, intense… Il faisait scintiller le sable de Korrul comme jamais, l’or à côté de ce spectacle était fade, les pierres précieuses n’avaient plus de valeur. Il ne voulait plus fermer les yeux, toute la beauté du monde se tenait devant lui et plus jamais il ne lui prendrait l’envie de le quitter… On lui avait donné la vie, qu’importe si c’était un cadeau ou une malédiction. Ses iris possédaient le même feu, leurs couleurs ne changeaient rien. Ouvrant ses bras devant l’aurore, il prit une longue inspiration.

Quand l’astre se dégagea enfin tout entier de la terre, le Sauvage fit demi-tour pour voir sa fratrie sortir à son tour des limbes du sommeil. Il regardait la caverne se remplir de son activité et de ses bruits habituels avec un petit sourire aux lèvres… Bientôt ce serait à son tour, il allait sortir pour nourrir sa famille. Des membres plus âgés du clan le rejoignirent à l’entrée, armés et parés pour la chasse. :

-Alors le Sauvage ?... Déjà debout ?

-C’est rare de t’voir sourire comme ça dis donc.

Sans répondre, il donna un coup de poing amical à son camarade avant de s’emparer de son kandjar. Laÿn planta ses pieds dans le sable encore glacé par la nuit, mais l'air se remplissait déjà, à ses yeux, de la chaleur bienveillante du soleil.