Histoire
- Montrez moi vos mains, ordonna Estelha de sa voix habituellement si douce où miroitaient les vents de la tempête en approche. Toutes les deux.
La plus âgée des petites filles s'exécuta sans hésitation, jetant presque ses mains devant elle. Pour bien montrer son innocence, elle les tourna à plusieurs reprises sous les yeux froids de sa mère. A ses côtés, la cadette aux joues rondes garda ses mains potelées fermement nouées derrière son dos. Le bout de ses longs cheveux blonds chatouillait ses doigts. Ni l'une ni l'autre n'avait l’allure de jeune noble Marchande dans leur robe jaune tâchée d'encre. Celle de Doreska en particulier avait était sauvagement attaquée, en témoignaient les énormes éclaboussures qui atteignaient jusqu'à son front.
- Noreshia..., montrez moi vos mains tout de suite, répéta la patronne plus durement.
Le regard de la fillette soutint celui de Dame Saule, une lueur rebelle au fond de ses yeux larmoyants. Madame Sek la Pas-Belle, comme la surnommait Mavrik, se leva de sa chaise grinçante sous une imprécation discrète d'Estelha et s'approcha de son élève au rythme claquant de ses talons. La préceptrice se saisit de son bras avec force puis affronta quelques instants la résistance de la petite blonde avant d'exposer au monde entier les mains couvertes d'encre verte à l'origine du délit.
Estelha ne put contenir une exclamation exaspérée.
- Ce comportement n'est pas digne d'une jeune fille de votre rang ! Vous allez vous excusez immédiatement auprès de votre soeu...
- JE LA DETESTE ! Hurla soudainement la gamine de sa voix suraigüe. C'est qu'une méchante !! Elle dit que Eyros, et ben c'est que du bois ! Et que je pourrais pas l'épouser ! Et que d'abord c'est elle la jalouse parce que Père y me laisse monter à bord plus souvent avec lui pendant que Doreska est avec Madame Pas-Belle. Même que Mavrik m'a dit que Eyros lui parlait tout le temps de moi et que de toute façon Doreska était juste méchante parce qu'elle va épouser Ric le boutonneux et elle vivra dans les arbres avec du bois PARTOUT !
Elle lança un regard à sa soeur en prononçant cette dernière phrase. Elle reprit son souffle avant de se lancer dans une nouvelle tirade.
- Moi je veux pas apprendre à compter et l'histoire de chaque famille et le korrulien et puis j'aime pas la poésie. Ca m'ennuie !! Je veux devenir capitaine et Doreska elle a pas le droit de se moquer de moi ! Et...
- Taisez-vous maintenant ! l'interrompit sa mère en se levant à son tour. Madame Sek, je vous en prie conduisez mon aînée auprès de Marrot afin qu'elle l'aide à se laver. Quand à vous jeune fille, il faut que nous discutions sérieusement de votre avenir.
La préceptrice s'exécuta après un salut de la tête à sa patronne. Lorsque sa sœur passa près d'elle, Noreshia lui tira la langue et reçu aussitôt une tape derrière le crâne.
- Noreshia, vous avez déjà six ans. Ces comportements enfantins doivent cesser ou jamais l'on ne vous considérera comme une Marchande Saule.
La filette baissa la tête et fixa ses pieds, laissant libre court à ses grosses larmes.
- Mais moi j'aime Eyros. Je veux vivre à son bord, marmotta-t-elle plaintivement.
- Vous ne pouvez pas.
- Mais pourquoi ?! s'exclama-t-elle en redressant le menton. Pourquoi je peux pas aller avec Hiempsal ? Je déteste la poésie moi !
- Parce que vous êtes une femme, une Marchande.

Estelha se tut. Un long soupir glissa entre ses lèvres roses. Peut-être valait-il mieux éviter la dureté pour l'annonce qui briserait les rêves de sa dernière née ? La mère releva ses jupes et s'accroupit  près de son enfant. Elle retrouva sa voix douce mais ferme.
- Plus tard, vous épouserez un gentilhomme de noble naissance. Vous irez vivre dans sa demeure et l'épaulerait lorsqu'il héritera des terres de sa famille.
Face au sanglot de sa fille, elle modifia son approche.
- Ma chère enfant, nous les femmes, nous ne dirigeons pas car alors les hommes n'auraient plus rien pour s'occuper, mais nous demeurons brillantes et intelligentes alors c'est dans l'ombre que nous agissons. Comprenez vous cela ?
Noreshia secoua la tête.
- C'est normal, vous n'écoutez pas les leçons de Madame Sek, expliqua sa mère en lui caressant les cheveux. Écoutez, apprenez et réfléchissez.
- Mais moi je veux pas diriger Mère ! Je veux naviguer !
- Et qui croyez-vous qui navigue ? rétorqua Estelha en haussant le sourcil.
Dans le regard qu'elle croisa alors, Estelha lut toute l'intelligence à venir de sa fille. Cependant, jamais elle n'aurait envisagé une seconde l'ampleur que ces quelques paroles auraient sur son épanouissement.


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- A Korrul, ce sont des femmes que l'on nomme ink'latra qui valide les fiançailles des époux. Elles s'assurent...
La voix aux accents roulants de Ceraldyn ne parvint plus à atteindre les oreilles de Noreshia. Le menton dans le creux de la main, son regard s'égarait avec envie sur les rayons de soleil qui parsemaient le jardin secondaire. Les fontaines étincelantes devaient être encore fraiche à cette heure matinale et les premières baies de la saison auraient peut être échappé à la gourmandise du petit Feysen.
Aujourd'hui, c'était cours de korrulien. Mavrik et Doreska étaient également présent. Le premier pour parfaire son niveau avant de rejoindre les rangs de la Milice, la seconde par obligation. En épousant un Marchand de Midel-Heim, Doreska s'attendait à ne pas avoir à traiter avec les korruliens. Jamais sa belle-famille n'irait vendre de vaisseau magique à ces étranges voisins, répétait-il chaque fin de Turdas à sa mère.
D'ordinaire, la belle langue du désert et son histoire intéressaient la jeune fille, d'autan plus qu'il faisait une chaleur à la limite du supportable depuis quatre jours. De quoi illustrer les paroles de Ceraldyn. Mais la veille, Noreshia avait saisit par accident les brides d'une conversation entre son père et Orok Zelury, Marchand de poisson à Sant Poseïnos.
Leur discussion été claire : elle concernait un mariage probable entre l'héritier Zelury et Noreshia. Sur le moment, cette dernière avait senti son cœur bondir dans sa poitrine. Jusqu'à ce qu'elle réalise sa confusion entre l'héritier Zelury et le frère de celui-ci. Les deux fils étaient aussi différent d'apparence que pouvaient l'être les deux filles Saule de caractère. L'un était pâle comme la mort, des cernes marquées, le cheveu long, raide et à l'hygiène douteuse, grand mais aussi sec qu'un pruneau et avec une canine rebelle qui lui donnait un air de rongeur. L'autre, à la carrure plus athlétique, était doté d'un charme sans conteste et d'une réthorique dont on ne se laissait guère. Comme Mavrik, il allait très prochainement intégré les rangs de la Milice et Noreshia avait déjà eu la chance de le voir en uniforme lors de l'essayage de son propre frère. Les deux amis feraient la fierté de leur famille.
Mais elle... et Tobin. Cette idée lui donnait à nouveau la nausée quand la voix de Ceraldyn baissa soudainement d'un ton. Changement qui rattira aussitôt l'attention perdue de son élève.
- ...à Matroos, tandis que les contrats de mariage korrulien stipulent que c'est l'époux le moins aisé qui déménagera au domaine de l'autre. Il arrive ainsi que des hommes quittent leur famille pour vivre avec leur épouse et apprennent les méthodes de cultures ou d'élevages de sa belle-famille.
- Sauf si c'est un héritier, ajouta Mavrik d'un ton suffisant qui ne manqua de lui faire gagner un regard mauvais de sa jeune soeur.
- Pas vraiment, jeune Monsieur. En vérité, les femmes de Korrul ont accès au rang d'héritière à même titre que les hommes.
Ceraldyn ne put s'empêcher de lancer un regard vers Noreshia à ces mots. C'était un regard à la fois complice et craintif. Elle savait pertinemment que sa patronne aurait préféré éviter que de tel propos n'atteignent les oreilles de sa fille aux idées de grandeur mal contenues. Et pourtant...

Dans les mois qui suivirent, Noreshia, âgée de quinze ans déjà, se prit de passion pour un sujet particulier : Matroos et les femmes. Quoiqu'on puisse en dire, elle ne démorda pas à sa déduction principale : ce fut une reine qui sauva leur ancêtre et leur offrit cette terre, ce devait être des femmes autant que des hommes qui dirigent leur pays.
A son plus grand bonheur, elle découvrit qu'elle n'était point la seule à partager cette ambition. Dans la capitale notamment, quelques dames de la noblesse avaient fait part de l'injustice qui ceinturait leur condition dans un article du Daily Jewels. Par la suite, elles adoptèrent une nouvelle mode vestimentaire que les hommes prirent à la rigolade. D'autre fait s'ensuivirent, sans grand impact aux yeux de leur époux ou de leur père qui les laissaient faire tant qu'elles ne faisaient pas scandale lors des soirées mondaines. La plupart de ces femmes s'attiraient en fait la sympathie de leur consœur et dans l'ombre, elles dirigeaient chacune leur maison, veillant à devenir indispensable pour leur mari et de préférence dans d'autre domaine que le lit.
C'est donc sans surprise que la jeune Marchande Saule affirma sa position en portant pantalon et chemisier. A bord d'Eyros, ce vêtement se révéla plus pratique qu'elle ne l'aurait crut. Elle pouvait courir d'un pont à l'autre dans la salle des machines, se faufiler dans les cales, utiliser les échelles et grimper sur le promontoire où se tenait l'effigie animée d'Eyros. Vlazerïm céda aux supplications de sa fille, comme à son habitude, tandis que Estelha craignait malgré elle que sa fille commette une erreur qui salirait sa réputation à jamais.
Noreshia n'était pas sotte. Elle n'avait pas oublié les paroles de sa mère presque dix ans plus tôt. Elle savait qu'un jour, elle devrait nouer un contrat de mariage avec un inconnu et quitter Eyros mais d'une manière ou d'une autre, elle luttait pour échapper à ce destin. Ou du moins lui faire prendre un chemin en équation avec ses objectifs.

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- Celui-là, j'ai bien cru qu'il y parviendrait !
- Tu as eu raison de lutter, douce rosée du matin, tu mérites mieux, fit la voix vibrante d'Eyros.
Noreshia leva la tête de son énorme bras contre lequel elle s'était lovée, à la recherche du contact du bois sorcier. Étrange, comme sa peau végétale était si chaude. Elle semblait palpiter de vie comme le long roulis des courants contre la coque.
Voilà cinq ans que la Marchande évinçait avec habileté tous ses prétendants. Toujours, elle trouvait une faille dans le contrat que lui proposait son père. Toujours, elle détournait l'attention de sa mère à son sujet sur les bêtises de Feysen ou l'absence de femme pour Hiempsal.
Alors qu'elle racontait à la grande statue magique sa dernière réussite, un rocher flottant percuta la vivenef et manqua renverser la jeune fille de son perchoir. La main puissante d'Eyros la serra contre son torse.
- Qu'y-a-t-il mon amour ? s'enquit-elle aussitôt.-  C'est la première fois que tu percutes ainsi un obstacle sur ta route ?
- Ce... ce n'est rien. Il m'a semblé ressentir quelque chose de... Non, vraiment, ce devait être la naissance d'une nouvelle vivenef, dit-il avec un sourire qui se voulait rassurant à l'adresse de cette humaine qui l'aimait tant. Mais ses yeux étaient toujours brouillé par l'émotion soudaine qui l'avait saisie. Quelque chose, au sud, quelque de...
- Je devrais m'en aller, Père risque de penser que je te distrais encore.
Elle lui adressa un petit clin d'oeil avant de se mettre debout sur la main large d'Eyros. Puis elle se dressa sur la pointe de ses pieds pour atteindre sa joue et y déposer un baiser.