Histoire

Rencontre
Chil avait tout juste trois ans lorsque son lien se révéla à elle. La fillette jouait au pied d’une courte falaise qui la tenait à l’abri du vent tandis que sa mère traquait des bêtes plus haut sur la colline. Un grondement l’avait soustrait à ses jeux d’enfants et, levant les yeux au ciel, Chil avait vu, comme dans un rêve, d’énormes pierres se détacher de l’a-pic. Alors que le temps se figeait soudain, la fillette eut la sensation de se diviser en deux ; d’une part, il y avait la petite fille, assise dans la neige, désertée par la peur qu’une innocente jeunesse tenait éloigné d’elle, et qui regardait rouler les cailloux dans un aérien ballet ; de l’autre, il y avait l’erfeydienne, liée à la nature aussi sûrement que la montagne est sortie de terre, et qui, par instinct, savait exactement quoi faire.
Le soir même, de retour au foyer, Chil appréhendait sans le voir le regard brillant de sa mère qui se félicitait d’avoir cousu au manteau de sa fille une petite fiole d’ithylium dont l’enfant avait fait usage sans même s’en rendre compte. Le petit réceptacle de verre, toujours solidement fixé au vêtement, était à présent percé d’un trou circulaire d’où la précieuse huile s’était échappée, formant une semi-sphère cristalline juste assez grande pour la sauver d’une morte certaine.
Plus grande, Chil s’interrogerait sur cette journée, se demandant si l’éboulement avait conditionné la nature défensive qu'elle donnerait à son lien ou s’il n’avait été qu’un instrument du Gardien pour lui révéler l’avenir qui serait le sien.

En outre, comme le destin est un enfant qui s’amuse de tout, ce fut précisément à la même saison que son père disparu retrouva le chemin du village avec deux de ses hommes.
Elle le sentit si fier lorsqu’il la prit dans ses bras pour la serrer contre son cœur. De tous les catalyseurs ayant jalonné son enfance, celui-ci fut le plus fort et le plus indélébile, celui dont elle se souviendrait comme du jour où cette autre partie d’elle-même l’avait reconnue comme telle. Elle n’était plus seulement la fille d’un Chef disparu – enlevé, séquestré et présumé assassiné par les déserteurs. Elle était la fille d’un homme revenu d’entre les morts, un héros qui allait lui offrir la plus belle enfance dont on puisse rêver.
Certes, elle le vit peu mais chaque moment passé avec lui fut d’une richesse sans pareille. Tous resteraient gravés en elle comme plus tard le serait sa brûlure au visage.
Il n’était plus Hänek désormais – les années de tortures et de séquestrations avaient laissées leur marque – mais se montrait aussi zélé qu’autrefois sous les ordres de son frère devenu Hänek à sa place. Sa foi inébranlable, que ses tortionnaires n’avaient pas réussi à entamer, fut un exemple pour la petite fille. Elle devint son moteur.

Les trois semaines qu’il passa dans leur petite maison de Hrim à se reposer auprès de sa femme et de sa fille, donnèrent à Chilali un petit frère. Elle avait alors quatre ans et accueillit le nouveau venu avec la joie insouciante qui caractérise parfois les jeunes enfants. En fière aînée, elle aida sa mère avec un plaisir non dissimulé.
Mais cela ne dura qu’un temps.
Ce frère s’avéra par la suite aussi différent d’elle que la Lune l’est du Soleil. Ils se ressemblaient beaucoup, certes, mais ne se rejoignaient en rien, ne se comprenaient pas du tout. Yuma était aussi créatif et rêveur qu’elle était terre à terre. Il ferait dans doute une carrière artistique tandis qu’elle se destinait à suivre les traces de son père. Leurs personnalités, si éloignées l’une de l’autre, poussèrent d’ailleurs l’ancien Hänek à passer plus de temps avec sa fille qu’avec son garçon.
Chil avait conscience qu’il les aimait tout autant, mais il était naturellement plus proche d’elle en raison de leur lien commun et de l’amour de la fillette pour les grandes randonnées, la traque et la chasse. Il ne dit jamais, à aucun d’eux, qu’il était fier de ses deux enfants mais Chil pouvait le sentir lors de leurs rares escapades, ne serait-ce qu’à travers le temps qu’il passait à lui expliquer ou à lui montrer les détails qu’elle ne voyait pas encore. Yuma était privé de ces moments-là.

Aussi, envahi d’un sentiment qu’il prit pour de la haine, nourri par une rancœur farouche et une jalousie plus profonde qu’une blessure invasive, il fut celui qui défigura sa sœur.

L’accident
Un soir, alors que les deux adolescents étaient seuls, assis de part et d’autre du feu crépitant au centre de la pièce tel un îlot de douceur, la discussion s’envenima. Chil ne se souvenait pas précisément de ce qu’elle avait dit à son frère mais elle savait qu’elle avait été méchante et qu’elle n’en pensait pas un mot. Pourtant, dans un accès de folie qui les affecterait radicalement tous les deux, Yuma saisit le coquemar crocheté au-dessus du foyer et le lança sur sa sœur aînée. Chil, du haut de ses quatorze ans et à quelques jours à peine de son épreuve à Mo Duinne, était alors suffisamment aguerrie pour produire n’importe quelle défense. Or ce soir-là, aucune goutte d’ithylium n’aurait pu lui éviter sa rencontre avec l’eau bouillante : jamais elle n’aurait imaginé avoir un jour à anticiper une attaque portée par son propre frère.
Elle se souviendrait toujours de cet instant où sa vie avait semblé basculer : l’odeur du thé emplissant ses narines, la chaleur intense se rependant sur le côté gauche de son visage, la sensation de sa peau se boursouflant comme l’épais bouillon du ragoût dans la marmite.
Elle apprit plus tard que Yuma, effaré par son geste, s’était précipité au-dehors, avait appelé à l’aide avant de revenir sur ses pas avec une brassée de neige. Ces gestes de premiers secours n’avaient pas sauvé le visage de Chilali : la blessure était trop grave, trop profonde, les dommages irréversibles. Cependant, ils ne lui furent pas fatals. Les flocons glacés, plaqués contre la brûlure déjà cloquée, avait endigué la progression du mal. En outre, sa vue et son ouïe étaient restés intactes. Dans son malheur, elle avait eu de la chance mais cela, elle ne le comprendrait que plus tard.

Les jours et les semaines qui suivirent furent terriblement difficiles. Rongé par la culpabilité, Yuma fit son possible pour rendre la convalescence de sa sœur plus confortable mais malgré tous ses efforts, Chil restait fermée à sa sollicitude et refusait de le voir.
Il fallut beaucoup de patience à leur grand-mère, seule autorisée à la voir, pour que Chilali accepte enfin la vérité. Elle finit même par reconnaître qu’elle était en partie responsable et que son frère souffrait beaucoup de ce qu’il avait fait. Pourtant, quatre ans après le drame, elle n’était toujours pas capable de lui dire qu’elle lui avait pardonné.

Deux ans plus tard, elle se présenta enfin aux portes de Mo Duinne après avoir fui le monde extérieur comme son propre visage. Elle portait alors un masque dont elle était très fière. Il ne se contentait pas de camoufler son visage ni de la protéger des doigts pointés et des regards furtifs qu’on lui jetait, il représentait à lui seul sa détermination à réussir, sa volonté de faire de cette brûlure une force. Il représentait aussi son amour pour Yuma. Car la plus grande valeur de ce masque, c’était son frère. C’était lui qui l’avait modelé, lui qui avait imprimé ses motifs, lui qui le lui avait offert, lui qui lui avait donné le courage d’affronté enfin son épreuve. Et la vie. L’objet tout entier était à ses yeux le reflet de la personnalité de l’adolescent : sobre et pourtant pleine de finesse. Aussi délicate que ces flammes en arabesques poétiques qu’il créait du bout des doigts, comme un musicien jouant des notes durement apprivoisées. Elle l’aimait sincèrement même si elle se sentait incapable de lui dire, effrayée par la culpabilité qui habitait encore le garçon. Elle était d’ailleurs persuadée que les larmes rondes dessinées sur le masque étaient celle de son frère.
Elle savait qu’il avait passé du temps à le confectionné et quel soin il avait apporté aux finissions. Ce cadeau était un trésor.

Où nos pas nous portent…
Chil savait depuis longtemps ce qu’elle voulait, elle connaissait son destin. Elle était confiante lorsqu’elle pénétra le labyrinthe. Sa mère lui avait tout appris de l’art de s’orienter, de se fondre dans le paysage, de traquer une proie. Elle avait partagé son savoir avec sa fille comme elle avait partagé sa douleur silencieuse avec son fils. C’était une femme robuste que la solitude imposée par un époux absent n’avait pas écarté de ses devoirs de mère et de Hänek. Elle était l’énergie brute de la famille ; solide, immuable, indéfectible. Elle était le lien éternel qui les reliait les uns aux autres. Chil n’avait pleinement pris conscience de cela que le jour où elle avait quitté le foyer pour une autre vie.
Pourtant, le savoir de sa mère ne l’aida pas beaucoup dans le labyrinthe. Les couloirs verglacés ne ressemblaient à rien de ce qu’elle avait connu. Et lorsqu’on se croit préparé, la vie se charge de vous rappeler qu’elle peut être courte.
La jeune fille de seize ans qu’elle était alors, mit environ quatre jours à trouver la sortie, investie d’une conviction accrue selon laquelle le Gardien cheminait à ses côtés. Elle était épuisée, vidée de toute substance tant ces journées et ses nuits avaient été sévères pour son corps et son esprit. Pourtant, elle ne s’était jamais sentie aussi vivante que lorsqu’elle apposa son nom à la suite de ceux de tous les Erfeydiens ayant foulé l’ombre de l’arche avant elle. Guerrière dans l’âme, la jeune fille se sentait enfin complète, comme si elle avait trouvé dans cette initiation, une part d’elle-même qui lui manquait et qu’elle n’aurait pu trouver que là, avec le Gardien à ses côtés.
Elle se sentait si fière. Elle rêvait d’obtenir un jour une reconnaissance aussi grande que celle que les frères d’armes de son père témoignaient à l’ancien Hänek qu’il était. Et surtout, elle voulait qu’il soit fière d’elle, plus fier que ne l’a jamais été un père. Aussi fier qu’elle l’était de lui et de tout ce qu’il avait accompli en tant que Hänek et en tant que Guerrier.

Chil s’est entraînée dur pour en arriver là où elle en est aujourd’hui. Pourtant, elle n’est toujours pas certaine d’avoir mérité les compliments qu’elle reçoit parfois pour son travail. Elle est si perfectionniste qu’elle est persuadée de pouvoir mieux faire, même lorsque ses prouesses dépassent les exigences de son oncle. Chaque échec partiel est pour elle un échec total dont elle se remet avec difficulté. Sa fierté et son amour propre sont sans cesse mis à l’épreuve. Toute mission devient alors un défi qu’elle doit relever de la meilleure manière possible, comme si elle devait prouver sa valeur chaque jour que le Gardien fait.

Et la jeune femme va avoir fort à faire avec les récents évènements qui bouleversent le pays…