Échanges entre nous

Rien n’avait changé. Rien ne changeait jamais dans les cités Troglodytes.

La petite grotte les accueillait tels qu'ils l'avaient laissée. Le soleil, impitoyable, frappait de ses rayons invisibles le lourd rideau de l'habitation, seul rempart au monde extérieur et à ses abominations. Les outils, décor fâcheux, étaient toujours là, offrant à la vue de Mowiel un atelier plutôt qu'un chaleureux cocon familial. L'odeur, elle, était insupportable. Un Cultivateur ne s'aventurerait pas dans ce lieu empesté sans en sortir avec une forte quinte de toux. La sueur, la chaleur et l'odeur pestilentielle des cadavres ne faisaient pas bon ménage dans les quartiers les plus reculés de la cité.

Rien n'avait changé. Ou presque.

De l'index, elle caressa l'épaule nue de son ami. Ses paupières battaient, il semblait désorienté, préoccupé. Il y avait quelque chose dans ses yeux, une ombre, un trouble. Avait-il peut de quelque chose ? Peur de quelque chose contre quoi il ne pouvait rien ? Avait-il peur d'elle ? Non, il ne pouvait s'agir de cela. Il était d'eux deux le plus courageux, le plus brave et le plus confiant. Sans doute la journée avait-elle été trop fatigante et réclamait-il un peu de repos ?

- Qu'y a-t'il ? Khalël ?

Elle glissa ses doigts dans les siens, attirant son regard.

- Ne te fais pas de soucis. Maintenant, tout va bien se passer, tu verras.

Bouleversée, Mowiel l'enveloppa de ses petits bras et lui rendit ses baisers. Elle débordait d'amour pour lui et ne voulait pas rester passive sous ses caresses, pire encore, les fuir. Tremblante, elle fit glisser ses mains le long de ses épaules, puis sur les muscles parfaitement dessinés de ses bras, savourant le contact chaud de sa peau ombrée sous ses doigts fins. Sans jamais détacher ses lèvres des siennes, elle l'entraîna jusqu'à l’amas de coussins et l'y poussa doucement en arrière pour l'y allonger.

Mowiel avait toujours cru au célèbre dicton selon lequel ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Alors pourquoi avait-elle peur que Khalël découvre qu'il ne s'agissait pas là de sa première étreinte au creux des bras de l'homme qu'elle aimait ?

Le visage de Khalil Anstarym lui revint en mémoire avec tant de force qu'elle déglutit, avant de se laisser tomber aux côtés de son ami, le souffle court et le visage fermé, abandonnant ses baisers et ses caresses dans un soupir las, désespéré. En s'adonnant aux pratiques des Lysereän, elle avait renoncé à sa dignité, ainsi qu'à tout ce qu'on lui avait enseigné depuis qu'elle était une enfant. En tombant amoureuse de cet homme, en lui ouvrant ses bras, elle avait offensé Ruyn et ses préceptes.

- Ne t'excuse pas.

Elle lui caressa la joue, fuyant son regard.

- J'ai bien plus à me faire pardonner que tu n'auras jamais à le faire. Je n'ai pas fui Arish seulement pour échapper au courroux les Lysereän. J'ai également fui Arish à cause d'un homme que j'ai profondément aimé et dont j'ai partagé la couche alors qu'il était marié et sur le point de devenir à nouveau père.

A Korrul, plus que dans n'importe quel autre pays de l'Ile aux Joyaux, les règles étaient strictes : les époux devaient être vierges avant leur mariage. Et une fois unis devant Ruyn, ils l'étaient à vie. En séduisant Khalil Anstarym, Mowiel avait bafoué plus de règles en quelques mois qu'elle n'en a bafoué en une vie de pauvreté et de vols.

- Les Lysereän m'avaient ordonné de séduire cet homme pour que j'obtienne de lui des informations sur les activités illicites de sa famille. Elle était suspectée de détourner de l'argent, et le Représentant des Cultivateurs souhaitait obtenir davantage de preuves que des suppositions bancales. Mais les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévues et...

- Tu te trompes.

Khalël lui caressa la hanche. Mowiel frissonna. Elle sentait la chaleur de ses doigts à travers le lin de sa robe. Son toucher la rendait folle. Qu'elle était chétive et fébrile entre ses mains ! Un instant, elle voulut céder à la tentation. Renoncer à ses aveux et juste savourer cette toute nouvelle expérience. Le plaisir, le bonheur et l'instant présent. Rien de plus.

- Lorsque tout semblait perdu, lorsqu'il me semblait ne jamais pouvoir séduire cet homme, j'ai souhaité renoncer à la tâche que m'avaient confiée les Lysereän et...

Son coeur se serra et à nouveau, sa gorge se noua. Elle ne pleurerait pas devant lui. Elle ne se montrerait pas faible, comme elle l'avait fait plus tôt dans la journée, en fuyant lâchement son entraînement et en méprisant les Ostracisés.

- Ils m'ont fait une offre que je n'ai pu refuser. En échange de suffisamment de galons pour que ma famille ne vive plus dans le besoin, en échange de leur protection, je devais renoncer à mon nom et les servir dignement jusqu'à ce qu'ils en décident autrement. Khalël, ils m'ont acheté à ma famille. Et moi j'ai...j'ai accepté...j'ai accepté d'être une...

Une catin. Je ne suis rien de plus qu'une catin.

Malgré elle, malgré la promesse qu'elle s'était faite à elle-même, Mowiel se mit à pleurer. Les larmes vinrent naturellement, comme l'eau de l'Oasis, la pluie des nuages et la sueur d'un corps en plein effort. Elle avait commis à Arish les pires bassesses, et malgré ses fautes, malgré ses doutes, Khalël trouvait toujours la force de lui pardonner. D'où lui venait cette foi inébranlable en l'espèce humaine ? D'où tenait-il son courage sans faille, alors que la mort le guettait depuis qu'il avait poussé son premier cri d'enfant ? Il n'était pas comme les autres ; contrairement à ces bandits des cités, à ces forbans du désert, à ces larrons de Cultivateurs, il était bon, magnanime et altruiste. Un magnifique Fahr du Désert au milieu d'une meute d'Ugrons affamés.

Se détachant délicatement de son ami, Mowiel se pencha et prit brièvement ses lèvres entre les siennes. Ses bras s'enroulèrent autour de lui et ses mains se perdirent dans ses longs cheveux noirs. Ses lèvres se déplaçaient sur les siennes, insatiables, fermes, et insistantes. Elle aurait voulu lui offrir bien plus qu'un simple baiser, mais ses jambes mollissaient, et son esprit se perdait à nouveau dans les quelques souvenirs qui la rattachait à Arish. Séchant ses larmes d'un geste de la main, elle enfouit sa mine bouffie dans le creux de son cou, là où il ne pourrait pas la voir.

- Il me faut un peu plus de temps. Je vais oublier.

Liant ses doigts aux siens, elle ajouta, la gorge nouée :

- Tu es ma nouvelle famille.

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