Histoire

Il y a un temps où l'on vit sa vie d'une traite, sans vraiment réfléchir à ce que l'on fait et puis, il en arrive un autre, où il devient nécessaire de s'arrêter et de regarder derrière soi, pour voir ce qu'on a parcouru jusqu'alors. Et c'est à ce moment-là, que les vrais problèmes commencent.

Je suis née dans un petit hameau au nord des Cimes Hérissées. Mon père y était bûcheron et ne manquait jamais d'occupation, car la forêt avoisinante était vraiment très fournie et se régénérait à une vitesse suffisante pour que l’abattage des arbres ne soit pas néfaste au long terme. Ma mère quant à elle, était orfèvre. Elle était très reconnue pour ses remarquables bijoux. Elle a en effet un lien très particulier, qui lui permet de donner à la glace la forme qu'elle souhaite, et ce, de façon très précise. Mais ce n'est pas que pour ça qu'elle a été si remarquée. C'est aussi et surtout pour l'idée qu'elle a eue. Ses bijoux n'étaient pas seulement de simples ornements, mais aussi de petits réservoirs d'ithylium. Oui, elle sculptait des bijoux creux et les acquéreurs pouvaient remplir les petits réceptacles d'ithilium. Les deux bijoux que je porte au front et au cou contiennent une petite quantité de ce précieux liquide que nous vénérons. Ce n'est pas grand-chose, en cas de coup vraiment dur, mais cela permet au moins de ne pas être totalement dépourvu de ressources en cas de danger.

Mon enfance a été aussi paisible que le peut être la vie d'une petite fille dans les terres gelées des Iles Blanches. Même si nous disposions d'autant de bois que nous le souhaitions, la nourriture, elle, n'était pas toujours au rendez-vous. Il était impératif de rationaliser toute l'année et de conserver autant qu'on le pouvait. Et puis, c'était sans compter sur les attaques des Skolls pour nous rendre la vie encore plus difficile. Celles-ci, bien que rares, étaient toujours un désastre pour notre hameau. Fuite des troupeaux, saccage des rares plantes que nous pouvions faire pousser, destruction de bâtiments, et surtout, pertes erfeydiennes. C'était bien évidemment cette dernière perte qui était la plus dure pour nous tous, et elle arrivait presque à chaque fois. Lorsque nous entendions les horribles hurlements de ces effroyables bêtes, nous pleurions déjà pour celui qui ne sera plus au petit matin. Mais ne croyez pas non plus que nous n'étions que des couards, à fuir le chemin de ces bêtes. S'il y avait des pertes, c'est surtout parce que nous faisions tout notre possible pour défendre notre hameau. Enfin nous... je n'ai jamais pu faire grand-chose pour défendre quoi que ce soit, à part... moi-même.

Cela s'est passé il y a maintenant presque huit ans. Les Skolls ne nous avaient pas attaqués depuis longtemps et nous pensions nous être enfin débarrassés d'eux. Quelle grossière erreur. Il faisait nuit, lorsque cela se produisit. Nous n'avions rien vu, rien entendu. Et puis... une de nos bêtes poussa un horrible râle de douleur. Il était long, dura quelques secondes. Quelques secondes où chacun de nous arrêta subitement ce qu'il était en train de faire, comme pétrifiés. Le râle finit par cesser. Le silence vint. Puis s'ensuivirent ensuite d'autres râles, tous plus effroyables les uns que les autres. Tout notre troupeau y passait. Enfin, le silence, de nouveau. C'était comme si rien ne s'était passé. Rien, et pourtant, nous avions tous cette horrible impression que cette nuit allait être l'une des plus épouvantables de l'histoire de notre hameau.

Les flammes. Elles étaient partout. Un flambeau perdu avait dû enflammer une des bâtisses et le feu s'était propagé. Les Skolls, la chaleur devenant fournaise, les cris, le sang. Une vision de cauchemar. C'est dans ces moments-là que l'erfeydien montre qui il est réellement, son courage, sa valeur en tant qu'être de savoir. C'est cette nuit-là que je perdis mon père. Que j'ai découvert la nature de mon lien. Un des Skolls avait fondu sur nous. Mon père fit rempart de son corps. Pris au dépourvu, il n'avait pu récupérer qu'une épée courte. Autant dire... qu'il ne faisait pas le poids. L'épée tomba, son corps vola. Il vola si loin que je le perdis de vue. Comme s'il ne pesait rien. Le Skoll était toujours sur nous. Il ne restait plus que ma mère et moi. Je me saisis de l'épée, bien consciente que je n'avais aucune chance, mais je ne voulais pas abandonner. Mourir de cette façon, c'était tellement absurde, après... après tout ce qu'on avait déjà traversé. C'était impossible.

Il y a un temps où l'on vit sa vie d'une traite, sans vraiment réfléchir à ce que l'on fait et puis, il en arrive un autre, où il devient nécessaire de s'arrêter et de regarder derrière soi, pour voir ce qu'on a parcouru jusqu'alors. Et c'est à ce moment-là, que les vrais problèmes commencent. Seulement, je n'en avais toujours pas conscience. Avec ce Skoll en face de moi, je me mis à réfléchir sur qui j'étais vraiment, sur cette personne que j'avais aujourd'hui du mal à reconnaître, tenant tête à une bête cinq fois plus grosse qu'elle. La seule chose que je savais en cet instant, toute paralysée par l'effroi que j'étais, c'était que je voulais vivre. Le Skoll leva son énorme patte. Je fermais les yeux, me préparant à l'attaque, incapable de bouger tellement j'étais tétanisée par la peur. Le Skoll frappa. Une énorme vague de froid s'empara de moi. C'était ça, de mourir ? Pourtant, je ne ressentais aucune douleur et je n'avais même pas ressenti le choc. J'ouvris les yeux. Je les ouvris juste à l'instant où la patte du Skoll entra en contact avec ma peau. Un son étrange retentit alors. Un son cristallin. Le choc... je l'avais ressenti, mais... il était léger, si léger, comme si le coup avait été amorti. Le Skoll semblait hésiter à attaquer de nouveau, comme si un élément inconnu était venu perturber sa conscience limitée. Je regardais l'endroit de l'impact. Mon bras... était couvert de glace. Je poussai un cri d'effroi. Malheureusement, ce cri ne plus pas au Skoll qui revint à la charge. Tellement surprise par ce que je venais de voir, je n'eus pas le temps d'esquiver. Le Skoll fut bientôt sur moi. Je vis son horrible gueule s'ouvrir et ses trois yeux rouges pleins de colère et de haine s'approcher de plus en plus de moi. Il me mordit en plein visage. Je le savais, car j'avais la tête dans sa gueule, mais je ressentais à peine ses crocs. Que se passait-il ? Je ne comprenais plus rien. J'étais affolée, déboussolée, je voulais sortir de là, je désespérais d'en finir. Je tenais encore l'épée courte de mon père. Avec dégoût, je plantais la lame dans la chair de l'animal. Celui-ci retira vivement sa gueule de ma tête et glapit de douleur. J'avais droit à quelques secondes de répit. Les pauses ont toujours une grande importance lorsque vous êtes confronté à une situation qui vous dépasse. Elles vous permettent de faire un choix. Entre fuir et se battre. Le souvenir de mon père se faisant projeter dans les airs me hanterait désormais toutes les nuits, c'était certain. Mais maintenant, si je fuyais la bête qui venait de commettre ce désastre, je ne pourrais jamais vivre la conscience en paix. La situation me dépassait totalement et me battre contre cette chose était totalement irrationnelle. Mais je fonçai quand même, incapable de m'arrêter. Le Skoll se tourna vers moi. Je lui plantai l'épée courte droit dans son œil central. Le cri qui s'ensuivit me fit trembler de peur. La force du Skoll semblait avoir décuplé, celui-ci rua et je fus projetée à plusieurs mètres. Seulement... je ne ressentais toujours aucune douleur. Dans le feu de l'action, j'avais totalement oublié mon bras gelé. Je le regardai de nouveau. Il restait inchangé. Mais il n'y avait pas que mon bras qui était gelé. Tout le reste de mon corps semblait être fait de glace. Je ne comprenais rien. Le Skoll continuait de hurler la perte de son œil. C'en était trop, beaucoup trop pour une seule fois. Mon esprit refusa d'aller plus loin et je perdis conscience.

Lorsque que je réveillai, j'étais étendue dans un lit de fortune, dans la bâtisse du chef, la plus grande du village. Ma mère me rapporta que je m'étais évanouie. Entre-temps, les Erfeydiens avaient réussi à prendre le dessus, et le Skoll contre lequel je m'étais battue avait été maté. La meute s'était enfuie, laissant derrière elle un village en ruine. Mon père avait été retrouvé. Le Skoll lui avait entaillé le torse et il avait perdu une très grande quantité de sang. Les secours étaient arrivés trop tard. Les larmes coulaient déjà abondamment sur mes joues quand ma mère m'apprit l'étendue des dégâts. Le village avait été dévasté et la bâtisse du chef était l'une des rares à avoir été épargnée. Le bétail était décimé, les cultures détruites. Les victimes surtout, avaient été beaucoup plus importantes que la dernière fois. Le quart du hameau n'était plus et la moitié restante avait reçue d'importantes blessures. Le fait que nous ne nous étions pas préparé à une éventuelle attaque avait été lourd de conséquences. Il nous fallait abandonner notre hameau pour aller vivre dans un village voisin, avec qui nous entretenions une alliance.

C'en était fini de ma vie comme elle l'avait toujours été. J'avais douze ans et tout ce que j'avais connu jusqu'alors était devenu cendres. Le village voisin nous accueillit et nous nous intégrâmes du mieux que nous le pûmes, même si, de tous ceux ayant vécu dans notre ancien hameau, aucun ne pu jamais véritablement se sentir chez lui. Ma mère reprit son activité d'orfèvre et nous vivions désormais avec une autre veuve, qui elle avait un fils du même âge que moi. Il s'appelait Ernst, et était un garçon assez costaud, bientôt en âge de partir à la chasse. Ernst a toujours eu des vues sur moi, déjà à cette époque, il me jetait parfois quelques regards équivoques, même si je ne m'en rendais pas forcément compte sur le coup. Il faut dire que j'avais d'autres préoccupations en tête. Le lien que je m'étais découvert lors de cette nuit était en train de me pourrir la vie. J'avais en effet gardé le réflexe de me couvrir de glace lorsque quelqu'un tentait de me toucher, de la même façon que si cela représentait une agression à mon égard, comme aurait pu le faire un Skoll. De nombreuses fois je voulu retirer les bijoux que ma mère m'avait offerts, mais celle-ci me l'interdisait à chaque fois, me répétant que refuser le lien était comme de renier l'histoire de mon peuple et donc... de prendre le risque de finir déserteur. Bien sûr, pour le moment, ne pas savoir se servir correctement de son lien n'était pas trop grave, mais plus je tarderais à le contrôler et plus je prenais de risques de ne jamais y parvenir.

Les années passèrent. Désormais âgée de dix-huit ans, j'avais raté beaucoup de choses dans ma vie. Je ne parvenais toujours pas à maîtriser mon lien. Quiconque me touchait se heurtait à une couche de glace. J'avais perdu peu à peu contact avec les autres. Les seules personnes à qui je parlais encore régulièrement étaient ma mère, Ernst et sa mère. Beaucoup de femmes de mon âge étaient déjà mariées, mais pour moi c'était pour l'instant impossible. J'avais eu la confirmation il y a peu qu'Ernst souhaitait faire de moi sa femme. J'eus une discussion avec lui. Je lui expliquai qu'il ne devait s'attendre à rien avec moi, que je ne pouvais pas lui offrir ce qu'il attendait. C'est alors qu'Ersnt me fit une proposition pour le moins inattendue. Il me proposa de passer l'épreuve du labyrinthe. Il était certain que, si nous en sortions tout deux vivants, Mon inconscient ne le considérerait plus comme un ennemi car il ferait tout pour ne pas que j'y laisse la vie. D'abord sceptique, je finis par accepter sa proposition. Je n'avais, finalement, plus rien à perdre et tout à y gagner. Si j'avais su ce à quoi je m'engageais vraiment jamais, au grand jamais je n'aurais accepté d'y mettre le pied de toute ma vie.

Le labyrinthe... la plus dure épreuve de ma vie. Cet immense dédale testait autant notre résistance physique que mentale. Cela faisait déjà trois jours que nous marchions. Même si je possédais une bonne résistance au froid, la température qui régnait ici n'avait rien à voir avec notre région d'origine. Au soir du quatrième jour, je ne pouvais pas fermer l’œil. Ce froid mordant que nous subissions depuis tout ce temps commençait à me rendre folle. Je tremblais, j'étais épuisée, affamée, j'en avais assez. C'est alors qu'Ernst fit quelque chose qui me sauva la vie. Il me prit dans ses bras. Automatiquement tout mon corps se changea en glace. Je sentais Ernst trembler, il n'était plus assez exposé au feu que nous avions allumé et il tenait désormais un glaçon vivant dans ses bras. Je lui priais de cesser, que j'allais mieux et qu'il pouvait retourner près du feu et dormir en paix au lieu de trembler encore plus de froid à cause de moi. Mais mes paroles eurent l'effet inverse. Ernst ne relâcha pas son étreinte, ce fut même tout le contraire. Il me dit qu'il ne risquait pas de mourir, car l'amour est plus froid que la mort. Il me garantit que son amour était plus glacial que la mort elle-même et qu'il ne pouvait pas mourir de froid tant qu'il me tenait dans ses bras. Cette explication était totalement absurde. Mais elle me réchauffa plus que n'aurait pu le faire tout le bois du monde. C'était même... étrange. Je regardais mes bras. Ils n'étaient plus de glace. Ersnt avait réussi. Je ne ressentais plus le froid. Pensant m'être enfin débarrassée de cette maudite réaction, je finis par fermer les yeux, apaisée, et m'endormais.

Le cinquième jour je pu enfin sortir du labyrinthe. Mais j'y sorti seule. Ersnt était mort. Mort de froid. Lorsque je me suis réveillée, j'étais toujours dans les bras d'Ersnt. Et j'étais toujours en vie. Mes réserves d'ithylium étaient presque pleines, je ne m'étais pas transformée en glace de toute la nuit. Très heureuse de cette nouvelle, je voulu réveiller Ersnt pour reprendre la route, mais... je crois que ce souvenir là me hantera aussi pour longtemps. Son corps était encore tiède, et pourtant... et pourtant. Est-ce que c'était ma faute ? Il n'y avait personne pour répondre à cette question.

De retour au village, la tête basse, je dû m'expliquer à la mère d'Ersnt. Celle-ci n'accusa pas le coup de la mort de son fils, rejeta la faute sur moi et passa le reste de ses jours à me maudire. Heureusement pour moi, si c'était vraiment une bonne chose, elle mourut vite, ayant perdu sa seule raison de vivre. C'est à cette période que je pris vraiment la décision de contrôler mon lien. Il n'était pas seulement un poison pour moi, mais aussi pour les autres, et je ne souhaitais plus que quiconque souffre parce que je n'ai pas été capable de maîtriser ce qui me relie au Gardien. Deux années passèrent. Deux années durant lesquelles ma mère me soutint du mieux qu'elle pu pour m'aider à contrôler mon lien. Lors de mon retour du labyrinthe, en effet, je m'aperçu que rien n'avait changé pour les autres, mon corps réagissait toujours au moindre contact. La seule personne qui avait réussi à maîtriser mon lien avec moi n'était plus, et maintenant, c'était comme s'il ne s'était rien passé. Au terme de ces deux années d'entrainement, je ne réussis qu'à moitié. Je pouvais désormais activer ma protection de glace quand je le souhaitais, mais je ne parvenais toujours pas à éviter que ma peau ne devienne glace au moindre contact. Entre-temps nous reçûmes de très mauvaises nouvelles venant des frontières. Notre pays était menacé et nous allions sans doute entrer en guerre. Qu'allions nous devenir ?

Je finis par prendre ma décision. Puisque vivre une vie tranquille dans un hameau est pour moi impossible, j'irais me battre au front. Pour protéger ce hameau qui nous avait accueilli alors que nous avions tout perdu, pour protéger ma mère. Je choisis de rejoindre le clan des Early-Dawn, qui correspondait le plus à mes principes. Je n'avais pas vraiment de formation de combat mais mon don me permettait de résister à n'importe quelle attaque, du moment qu'il me restait de l'ithylium. De nouveau, je n'avais aucune idée de ce dans quoi je m'aventurais. Mais cette fois-ci, j'étais certaine d'une chose : j'avais pris cette décision de mon propre chef et rien ni personne ne risquait plus sa vie pour moi, j'étais désormais capable de me débrouiller seule, j'avais trouvé ma voie.