Sa mère sentait les épices, Ysoa s'en souvient. Elle se souvient également d'une voix chaude, résonnant dans sa poitrine. Elle se souvient de larmes tombant sur ses joues alors qu'elle passe les premières heures de sa vie dans les bras d'une femme qui l'aime plus que tout. Elle s'en souvient comme on se souvient d'avoir ri sans s'en rappeler la raison.
De son père, elle se rappelle les gestes graves et fiers lorsque les Érudits sont venus la chercher. De son frère aîné, une caresse curieuse, un peu timide, et une odeur de lait. Ysoa sait qu'une autre petite fille est née après elle.

* * *
Je ne prétends pas connaître la Chamane Ysoa Taima. Mais je peux vous conter ce que je sais de ses premières années au Temple où j'ai servi comme domestique. Je peux vous conter ce qu'Auren disait d'elle avant sa mort. Ou du moins, ce qu'il acceptait de partager avec sa sœur aînée. Nous n'étions pas complices, nous avions trop d'écart d'âge, mais nous nous entendions bien et il me parlait parfois, lorsqu'il en avait le temps. Je me délectais de ses histoires comme une enfant. Je le soupçonne de m'avoir rapporté une vérité dénaturée par ses sentiments pour elle. Mais je l'ai toujours senti sincère dans ce qu'il consentait à me confier. Pour les années qui ont suivi la mort de mon frère, je ne peux plus me fier qu'à mes propres observations en m'appuyant sur ce qu'il m'avait dit d'elle.
Voici ma version de son histoire...

     Ysoa Taima naquit à Ofägar. Elle n'avait pas deux heures lorsque les Érudits, prévenus par Muraco, vinrent l'arracher à des artisans aujourd'hui Cultivateurs et parents de deux enfants. Il leur fallut quelques jours pour se rendre compte que l'enfant était sourde. On m'a rapporté qu'un frisson d'excitation avait parcouru les domestiques à l'annonce de la nouvelle. Tout le monde s'interrogeait sur son pouvoir et Celui qui Sait, comme à son habitude, restait muet. L'attente ne fut cependant pas très longue : il devint bien vite évident que la petite Chamane était étroitement liée aux animaux. On raconte qu'elle s'exprimait à travers eux. Il n'était pas rare, par exemple, de la trouver au petit matin en compagnie d'une paisible ezealle tandis qu'un couple de pensionnaires chantait au bord de son berceau. Lorsqu'elle avait faim, elle ne criait pas, elle tétait du lait de capri comme un bébé capri. Quand d'autres enfants babillaient, les mains tendues vers un mobiles coloré, Ysoa Taima effleurait de ses doigts les ailes délicates des elvions. Ceux qui en ont été témoin en parlent encore avec des yeux émerveillés.
Ysoa Taima ne connaissait pas la solitude. Où qu'elle soit, elle avait toujours un compagnon de jeu, un ami plein de confidences, un maître transmettant son savoir. Les animaux constituaient son lien avec le monde, à tel point que les Érudits, dans un premier temps, oublièrent toute forme conventionnelle de communication. Ils n'avaient pas besoin de cela pour la comprendre ou pour se faire comprendre. Mais négliger le langage fut une erreur qu'il fallu rattraper et si j'en crois les anciens, ce ne fut pas chose aisée. On ne dit pas d'une Chamane qu'elle a l'air d'un pixie (Ruyn me pardonne une telle image !). Pourtant, une vieille cuisinière me l'a dit : Ysoa Taima avait l'air d'une sauvageonne élevée par des styx. Heureusement, les années habillèrent ses manières d'un peu plus de subtilité. Néanmoins, elle ne perdit rien de son caractère acquis auprès de Mère Nature, et dans ses moments de légèreté, la jeune Chamane ressemblera toujours à un jeune garuda entrain de jouer. Je sais que Ruyn me pardonnera de parler d'elle ainsi : je ne connais pas de Chamane plus digne de notre créateur. C'est la seule chose dont Auren ait jamais pu me convaincre.
Malgré sa surdité, Ysoa Taima est très silencieuse. Elle sait se déplacer sans un bruit et aucun son n'échappe de ses lèvres. Même son rire est silencieux, ce qui le rend très étrange, je vous l'assure, mais l'on s'y habitue avec autant de facilité qu'on s'habitue à une chose agréable à regarder. A chaque fois que quelqu'un a cru entendre la voix de la Chamane, on avait prouvé par la suite qu'il n'en était rien. L'intendant raconte qu'un jour où elle était tombé et s'était écorché le genoux, il avait juré avoir entendu les pleurs d'un enfant. En réalité, on le découvrit plus tard, c'était toujours un animal qui détalait sitôt l'alerte donnée.

Jusqu'à ses onze ans, personne n'entendit sa voix. Tout le monde pensait qu'elle était aussi muette que sourde. Auren m'a raconté cette histoire tant de fois que j'ai l'impression d'avoir été là en personne lorsque c'est arrivé.
Ysoa Taima étudiait en compagnie d'un Érudit. Elle n'était pas très attentive et Auren la rappelait sans cesse à l'ordre pour qu'elle ne projette pas son esprit sur tous les animaux des alentours. Quand soudain, elle s'était figée. Son regard s'était perdu au loin et, tandis que sa main traçait d'étranges lignes sur son parchemin partiellement couvert de runes, échappant à la chrysalide de ses lèvres, sa voix cristalline avait résonné dans les jardins du Temples. Un chant d'une justesse parfaite. Une mélopée aux accents prophétiques.

♪ Dans les profondeurs enfouies
Lentement, un mugissement
Il frémit, gronde, s'épanouit
Le tonnerre de rougeoyants ♫

Puis, son message délivrée, elle s'était remise au travail avec brusquement plus d'application qu'elle en avait montré tout l'après-midi. Elle avait bien sûr pris soin de prendre un nouveau parchemin et les Érudits, passé l'hébétude, avait étudié avec minutie les courbes du dessin. Ils en conclurent, après débats et délibérations, qu'il s'agissait d'une carte et que celle-ci désignait une zone inhabitée mais fréquentée au Sud de Penjoie. Ils y avait dépêché des Veilleurs Pourpres, avide de connaître la raison du chant et du dessin. Ils furent très utiles pour protéger et canaliser la panique de la population lorsque le sol se mit à trembler.
Un séisme. Celle qui Entend avait prédit un séisme.

L'on cru d'abord à une prophétie ce qui jeta le doute et causa beaucoup d'émoi étant donné le don depuis longtemps révélé de Muraco. Il fallut l'intervention de mon frère pour calmer les esprits éduqués de ces gens. Je m'amuse beaucoup de cette partie de l'histoire. Qu'un enfant soit capable de contredire les grands savants qu'ils étaient aurait pu en vexer plus d'un. Mais ce n'était pas n'importe quel enfant, c'était le Compagnon de Celle qui Entend. Et personne ne la comprenait, ne la connaissait mieux que lui. Aussi avait-il été le plus rapide à deviner que cela n'avait rien à voir avec le don de Celui qui Sait.

« Ysoa Taima est liée aux animaux », avait-il expliqué à son public. « Elle n'a pas prédit l'avenir, elle n'a fait qu'exprimer l'inquiétude des bêtes. Elle n'est pas plus prophète qu'un fissek ! »

Je dois avouer que je ne suis pas peu fière de mon frère. Et j'enviais un peu la facilité avec laquelle il se faisait respecter tout en disant avec beaucoup de naturel qu'Ysoa Taima n'était pas plus prophète qu'un fissek !
D'ailleurs, je ne vous ai pas raconté comment il était devenu le Compagnon de Celle qui Entend !

Il avait neuf ans tout juste lorsqu'il croisa sa route pour la première fois. Et quand je dis sa route, c'est une façon de parler. C'était un arbre, en fait. Elle était dans un arbre. Cachée dans le feuillage à épier les passants. Mon frère était le genre de garçon un peu fanfaron et provocateur, sûr de lui, un peu trop spontané, et qui n'hésitait pas à mettre les gens dans l'embarras lorsque ceux-ci le mettaient au défi. Même lorsqu'il était le seul à y voir un défi. Surtout lorsqu'il était le seul à y voir un défi.
Ce jour-là, il avait repéré du mouvement dans les branchages, un peu de tissu et suffisamment de chair pour y déceler une présence humaine. Identifiant un enfant par instinct, il avait formulé plusieurs invitations, désireux de connaître l'habile petit malin qui se cachait là pour observer à la dérobée. Comme le gamin ne se montrait pas, il avait commencé à le provoquer. Et c'est là que tout s'était joué. Celle-là, mon frère ne l'avait pas vue venir ! Ce n'est pas un garçon qui dégringola des branche avec agilité mais bien une fille. Et pas n'importe quelle fille puisque celle-ci, entre toutes, avaient les yeux aussi noirs qu'un ciel sans étoile. Mon frère m'a souvent dit qu'à ce moment précis de l'histoire, sa mâchoire traînait par terre avec sa dignité et qu'il n'avait retrouvé l'usage de la parole que pour se jeter à terre avec elles et implorer le pardon de Celle qui Entend. Il me raconta plus tard que ce n'était pourtant pas ses provocations qui avaient fait descendre la Chamane de son perchoir, c'était autre chose. Il me raconta qu'un peu plus tôt, alors qu'il patientait au pied de l'arbre, un prigna était venu se promener sous son nez. Agacé, il avait d'abord eut dans l'idée de l'écraser pour tromper sa frustration. Mais il ravala ce mouvement d'humeur et à la place, il joua avec l'insecte. C'est ce geste, par-dessus tout, qui avait convaincu Ysoa Taima de le rejoindre au sol quelques minutes plus tard, lorsqu'il avait commencé à s'égosiller.
Je devine que ce prigna, bien loin de son milieu naturel, n'était pas là par hasard et que la jeune Chamane avait voulu s'amuser un peu. Ou le tester. Quoiqu'il en soit, il avait réussi à éveiller son intérêt.
Celle qui Entend le laissa pourtant psalmodier un long moment avant de le libérer de son repentir. Lorsqu'elle avait jugé que c'était assez, elle l'avait titiller du bout du pied pour le lui signifier. Elle l'avait fixé un long moment, poings sur les hanches dans une allure fière, avant de se détourner enfin. Auren m'a dit :

« Elle avait l'air immense, si tu l'avais vue ! C'était comme de contempler Ruyn lui-même ! Ma sœur, c'est à cet instant précis que j'ai su ce que devait être ma vie. »

Aujourd'hui encore, je me souviens avec quelle ardeur il a prononcé ces mots. Il était transformé. Je ressens encore la fierté qui m'a traversée alors. Nous étions Cultivateurs et j'avais parfaitement compris de quoi il parlait. J'avais toujours cru que les Chamanes étaient les seuls à choisir leur destinée. Et je le crois encore. Mais je sais que mon frère avait choisi également et qu'il ne se serait jamais remis d'un refus. C'est comme s'il avait vu le choix d'Ysoa Taima. Je reste persuadée, même après toutes ces années, que ce choix n'a jamais appartenu à quiconque excepté elle. Mon frère avait suffisamment d'empathie pour le percevoir et suffisamment d'adoration pour ne pas le comprendre.
Éperdu, il lui avait couru après, l'avait priée de le prendre à son service, de faire de lui son Compagnon. Elle l'avait fait tourné en bourrique plusieurs minutes avant de l'accepter d'un simple signe de l'index, comme si cela n'avait aucune importance que ce soit lui ou un autre.
En réalité, ces deux-là s'étaient bien trouvés. Mon frère, sous ses airs de garçon turbulent, était volontaire et persévérant. Il était si dévoué que j'ai rarement eut l'occasion de le croiser alors que nous travaillions au même endroit. Je réalise la chance inouïe que j'ai eut de le savoir tout près. Combien de famille Cultivatrice peuvent se vanter d'avoir des nouvelles directement de leur enfant devenu Compagnon. Il manqua beaucoup à mes parents mais j'étais là pour leur raconter ce que j'entendais des autres domestiques. Ils ont sans doute eut plus de nouvelles que n'en auront jamais les familles ayant cédé un enfant à Ruyn. Car à travers Celle qui Entend, c'est aussi à Ruyn qu'Auren se dévouait. Quand il s'occupait d'Ysoa Taima aux premières lueurs du jour, quand il lui courait après dans les jardins afin qu'elle suivent ses leçons, quand il s'arrangeait si bien qu'elle se présentait à l'heure sans avoir l'air d'y avoir été poussée par quiconque, quand il la baignait ou la nourrisait, quand il répondait à chacune de ses attentes et de ses exigences à toute heure du jour et de la nuit, quand il dormait à peine afin d'être toujours présent et fringuant. Je ne sais même pas si j'aurais pu supporter une telle vie, même avec tout l'amour que j'ai pour Ruyn.

Auren est mort à dix-huit ans, emporté par la maladie. Je suis heureuse de pouvoir dire qu'il a connu tout ce qu'il y avait de bon à connaître dans la vie. Il a adulé Celle qui Entend et embrassé Ruyn avec elle, il a adoré Ysoa Taima et a grandi grâce à elle, il a aimé Ysoa et est devenu un homme avec elle. Il l'a aimé comme ceux qui connaissent les rides de la vie jusqu'à l'argent de la vieillesse. Il était son pilier et son cocon comme elle était les siens, même si elle l'aimait à sa manière. Je sais que les Chamanes n'aiment pas comme nous autres. Mais je sais que mon frère l'a été autant qu'il a été heureux de lui vouer sa vie. Cela lui convenait. Il a su rester humble au côté de Ruyn qu'il n'aurait jamais égalé aux yeux d'aucun Chamane.

J'ai pleuré mon frère bien plus longtemps que Celle qui Entend. Je l'ai tant pleuré que j'ai su bien plus tard comment Ysoa Taima l'avait appris et comment elle avait réagi.
Celui qui Sait était allé la voir un matin, au réveil. Il lui avait dit la vérité brute avec une douceur qu'elle seule pouvait comprendre. Il lui avait rappelé ses devoirs de Chamane et l'avait aussi mise en garde contre les dangers de s'abandonner au Chagrin. Puis il l'avait laissée seule afin qu'elle puisse se recueillir. Elle l'avait regardé s'éloigner dans un état second. Après quoi elle s'était abîmée dans une transe qu'aucun de nous ne comprendra jamais. J'aime à penser qu'elle a combattu avec autant de force que je me suis montrée faible. J'aime à penser qu'elle a prouvé à Ruyn qu'elle pouvait surmonter n'importe quelle épreuve pendant que je me couvrais de honte en me morfondant sur mon sort. En neuf ans, les moments que j'ai partagé avec mon frère se comptent sur les griffes d'un kaïgho. Mais ils étaient si intenses que je me suis sentie proche de lui. Et peut-être aussi, proche d'elle. Je me dis parfois que j'ai porté nos deux chagrins parce qu'elle ne le pouvait pas. Je sais que c'est égoïste et absurde mais cette pensée me garde près de mon frère qui l'a tant aimé.

Celle qui Entend est venue à l'enterrement trois jours plus tard, sur le domaine de ma famille qui n'a pas hésité à dépenser une fortune pour honorer le corps de mon frère. Jamais membre de l'a famille n'a été tant respecté lors du dernier adieu. Et la présence de la Chamane a jeté tant de fierté sur le domaine qu'ils fournissent aujourd'hui le Temple pour la moitié de la somme habituellement demandée.

Je croise peu Celle qui Entend. J'ai si peur de l'importuner par ma présence que je l'évite même autant que possible. Pourtant, je suis absolument certaine qu'elle n'a aucune idée de mon identité. Je l'ai cependant observée en de rares occasions et je dois dire que l'image qu'elle me renvoie contraste parfois beaucoup avec ce que me racontait mon frère. Je sais que ses récits étaient emprunts du culte qu'il lui vouait mais je suis sûre aussi que sa mort l'a changée. Je crois qu'elle est aujourd'hui plus dévouée à Ruyn qu'elle ne l'a jamais été, convaincue qu'Il ne peut imposer de deuil aussi grand sans raison. Elle est investie d'une mission, et ce n'est pas parce qu'elle se montre encore enjouée et espiègle qu'elle n'est pas disposée à mettre toute son énergie au service de notre Bienfaiteur.
J'ai entendu que quelques mois après la disparition d'Auren, elle avait profité d'un bref aller-retour à Ofägar pour se trouver, par hasard, aux abords d'une propriété de Cultivateurs modestes. Certains disent qu'il s'agissait du domaine de ses géniteurs et que sa présence là-bas n'avait rien de fortuit, pas plus que son insistance à faire partie du voyage. Les langues impies tenteront peut-être de vous faire croire qu'elle ne s'est pas détachée de cette famille-là. Moi, je crois qu'elle les a observé de loin pour se tester. Tester sa foie en Ruyn. Et je crois qu'elle a eut exactement la réponse escomptée. Sa place est au Temple et son devoir est de servir Ruyn et son Peuple.

Elle n'a plus quitté Arish depuis. Sauf, bien sûr, pour se rendre dans le berceau de l'île : l'Oasis.