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Je suis née des cendres de ma maison.
Pas avant.


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Murmures dans la nuit, étouffés par la couverture tirée jusque sur sa tête. Comme un linceul.
Elle aurait dû mourir mais elle est toujours là. À fixer de ses yeux froids et humides les ombres ramper sur le plafond, à sentir ses longs cils frotter contre le tissu, à pleurer silencieusement la Mort. Étroite prison qu'est la douleur, et son linceul. Respirer est oppressant. Écrasant. Comme si on la recouvrait de terre à chaque inspiration. Ensevelie par le chagrin.
Et la souffrance du cœur est aussi forte que celle de la chair. La fillette caresse lentement les bandages en retenant une grimace, mais les larmes sont là, coulent sur ses joues, trempent la couverture. Les brûlures tailladent son âme, étourdissent ses sens et transforme les mots en borborygmes lents, sortes de bruits de gorges monstrueux. Ils n'ont aucun sens pour elle, jusqu'à ce que la migraine s'estompe et la laisse haletante.

« … os
– Elle est gravement brûlée mais beaucoup moins que les mains.
– Elle ne servira pas à grand chose si elle n'en retrouve pas l'usage.
– Lennhart, le plus important, c'est qu'elle soit en vie, non ? »

Elle tend l'oreille. La réponse tarde.

« Oui, finit par lâcher la voix rauque de l'homme. Oui, c'est le plus important. »

Chaque son qui sort de sa bouche est corrompu par le mensonge et la gamine le sait. Elle est jeune, mais pas dupe. Est-ce sa faute à elle ? Elle aurait aimé qu'on la laisse crever comme une chienne plutôt que de la bercer d'illusion le matin :
« Tu vivras, tu guériras. »
Et le soir venu, chuchoter fébrilement la vérité, en croyant stupidement qu'elle est endormie. Elle n'a jamais réussi à dormir. Ou peu, trop peu pour qu'elle s'en souvienne. Trop de souffrance. Si sa chair carbonisée strie sa raison, elle ne sait pas d'où vient ce sentiment de perte qui la hante toutes les nuits. Aucun souvenir. C'est le pire. Des rires, des voix inconnus. Ils surgissent sans prévenir. Le jour, la nuit. On lui a donné le nom de Khalis, mais est-ce vraiment le sien ?
Leur conversation dévie brusquement sur la qualité du ragoût d'Howok et, épuisée à force de le fuir, la fillette se laisse avaler par le sommeil.

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J'habite Pleyrion. Un village merdique qu'on situe au sud. On y trouve de la neige, de la neige, avec un peu de neige et de vent, et des tempêtes aussi. En fait, on y trouve tout ce qu'il y a aux Erfeydes. À part que chez nous, il y a des Bois de Koun. Mais la vie y est monotone. Juste rythmée par les sacrifices pour le Gardien et quelques bagarres entre ivrognes. Ce que je hais le plus, c'est la nuit du Möntargg. Le bûcher. Ça pue la chair carbonisée et ça me rappelle mon enfance. Comme si mes cicatrices ne suffisent pas.
Machinalement, mes yeux dardent les tâches rougeâtres qui constellent mes mains, comme des étoiles pourpres dans un ciel immaculé. J'en rêve encore, après avoir vu le corps se consumer dans les flammes. J'en sors tremblante, recouverte de sueur et crachant des sanglots pour extirper ma rage et mon désespoir. Toujours ce même cauchemar où je suis comme morte au milieu de discussions me concernant et à la fin, je meurs ou je vis. J'ai mes cicatrices, ou je ne les ai pas. La brûlure du dos suit ma colonne vertébrale comme un tatouage brillant et, même si je ne la vois pas, j'aimerais qu'elle disparaisse. Comme cette immonde odeur de brûlé que je sens constamment dans l'air. À moins que ça ne soit les cendres du dernier sacrifié.
« Kahlis ! Tu ferais mieux de travailler au lieu de rêvasser.
– Oui, Père. »
Je joue avec mes ongles dans un soupir résigné. Mon lien, je l'ai maîtrisé tardivement mais au moins, il est assez développé pour forger de belles armes. Au début, mes ongles se cassaient, je me faisais mal, je pleurais, je recommençais sous les menaces et au final, je forge. Je forge. Et je forge. Tout le temps. Et puis, je décore. C'est étrange, mais j'aime voir mes armes entailler la chair. Je me sens inutile alors qu'elles tailladent, tuent, fusionnent avec un corps comme un ballet orgiaque et déroutant. Je n'ai jamais parlé de cette lubie grotesque et écœurante. Surtout à mon Père.
Massif et surtout ventru, Lennhart Hrewyn est l'homme qui m'a accueilli après l'incendie. Il est rude, ne mâche pas ses mots – même si il ment, et seul le Gardien sait à quel point il le fait – et intransigeant avec moi. Son autorité décline avec mon indépendance. Chaque fois que je croise ses iris noirs, je songe à un trou sans fond et je détourne le regard, non pas parce qu'il m'intimide – plus maintenant – mais parce que j'ai peur qu'il m'attire dans sa chute sans fin. Sa femme était différente. Douce, aimante, elle me soutenait à chaque mot. Depuis qu'elle s'est suicidée en s'embrasant comme une torche, je me suis enfermée dans mon mutisme. Je lui en veux de m'avoir laissée avec lui, même si elle a dû se rendre compte à quel point sa vie était merdique. Comme Pleyrion. Au fond, elle est pardonnée.
Mais j'aime mon père. Il s'assure un rôle de tuteur en me protégeant des Autres. Ceux qui ont une foi infaillible pour le Gardien. Ceux qui sacrifient. Ceux qui me brûleraient pour ce que je pense. Ceux devant lesquels je me tais. Ils me terrifient. Et j'aurais aimé naître ailleurs à cause d'eux. Chaque jour, je me demande : Est-ce que dans leur pays, nos ennemis sont libres ?
« Kahlis ! »
Je tressaille. Ai-je pensé trop fort ?
« Tu fixes la hache depuis toute à l'heure.
– Oh. En fait, je crois pas que j'ai l'inspiration pour le faire, Père. Tu sais, ça vient, ça part. »
Moi aussi je mens. À force de l'entendre faire, j'ai dû m'y habituer. Mais moi, ce n'est pas pareil, n'est-ce pas ? Moi, je suis juste perdue dans mes pensées alors que lui, il ment ouvertement. Moi, je me couvre. J'ai juste peur qu'on me tue, le jour où on saura ce qu'il se cache réellement derrière mon visage séraphique. Oui, c'est lâche d'avoir peur de la mort. Et je m'en fous. Qui sont-ils pour dicter ce qu'on a le droit de penser, de dire, de faire ou même d'avoir peur ? Kahlis, l'adorable petite forgeronne dont le sourire d'ange cache une grimace de dégoût. Je les hais. Et je suis ridicule. Vile, de cracher mon venin dans ma carcasse scarifiée au lieu de le déverser sous leurs yeux. Vous ne pensez pas comme moi et je ne pense pas comme vous. Peut être qu'un jour, j'aurais le courage de fourrer un sac de robes, de victuailles et de déserter. Même si je n'irais pas bien loin et que je mourrais sûrement vite, ce serait un ultime majeur levé à ceux qui courbent la tête devant le Gardien. La liberté ne devrait pas avoir de prix.

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