[RPFB] Il n'y a pas de petits pas dans les grandes affaires

Idir courait. Il galopait, même, heureux qu'il était. Il avait passé quelques heures, ce matin-là, avec la fille de l'horloger à choisir une montre chère mais pas trop pour ses projets du jour. Puis il avait été chez le boulanger acheter des petits pains chauds et écouter sa femme raconter comme les gens sont étranges. Ce jour-là, notamment, un vieux monsieur avait demandé un gigot et n'en avait pas démordu jusqu'à ce que le boulanger, exaspéré, aille en chercher un chez le boucher pour le revendre comptant au vieillard – pour avoir la paix. Et il y avait aussi cette dame qui, en entrant et après avoir regardé les rayonnages chargés de pains avait demandé d'une voix mal assurée : « Vous les vendez ? ».
« Les gens sont tordus, vraiment. J'aurais dû lui dire que oui et qu'elle était obligée de tout acheter si elle en voulait un. Peut-être aurait-elle pris tout le stock, tu crois pas mon p'tit ? »
« N'importe quoi », avait rétorqué son mari.« Elle serait partie et on l'aurait jamais revue ! Pas bon pour les affaires, ça. »
« Et faire les commissions pour les vieux, sans bénéfices, c'est faire des affaires ? »
« Sans cœur ! »
« Cœur d'incendios ! »
Idir s'était bien marré.

Il s'arrêta au coin d'une rue, sortit un fusain de sa poche et griffonna quelques mots sur le mur avant de repartir au même rythme. Il fut bientôt au marché primeur qui grouillait de monde à cette heure de la journée. Parfait. Il ralentit le pas puis se fondit dans la masse. Il s'était mis en chasse. Aux aguets, son regard passait d'un chaland à l'autre à la recherche d'un client potentiel. Il avait presque parcouru l'ensemble des allées lorsqu'il repéra des cibles intéressantes.
Ceux-là, il les avait déjà vu. Du moins deux d'entre eux. Il avait été volé par le garçon et la fille et il s'était tant amusé qu'il s'en souvenait comme si c'était hier ; il s'était repassé la scène comme on se repasse les passages d'un livre qu'on a aimé. C'était gravé dans sa mémoire.
Cette fois, ils étaient accompagnés d'un autre garçon. Idir avait hâte de les voir à l'œuvre. L'air de rien, il traversa la dernière allée, réduisant ainsi la distance entre eux. Il était sûr qu'ils cherchaient un pigeon. Eh bien ce sera moi, songea-t-il avec plaisir.

Avant de quitter l'allée, il fit mine de se pencher sur un curieux fruit tout biscornu et presque aussitôt s'en désintéressa. Comme s'il attendait quelqu'un, il jeta un regard sur la foule et lorgna la montre à gousset argenté tapie dans sa poche. Il la montra juste un peu, juste ce qu'il faut pour la révéler tout en ayant l'air de la cacher. Il la planqua à nouveau, posant la main sur sa tunique comme s'il avait peur que quelqu'un l'ait vue. Enfin, il retourna à ses flâneries en faisant mine de l'oublier. N'osant vérifier si le poisson était ferré, il espéra secrètement avoir dévoilé la montre au bon moment.

Awena a 14 ans

Comme à notre habitude, nous déambulons dans les rues de la capitale. C'est devenu un vrai rituel. Au programme : vider des poches, voler à l'étalage, détrousser quelques commerçants et j'en passe. Sans oublier bien sûr la revente de nos trouvailles – au meilleur prix – ou leur échange contre de la nourriture auprès de receleurs devenus nos partenaires exclusifs. Une vraie petite entreprise dans laquelle chacun est à sa place et sait ce qu'il a à faire. Aux plus jeunes, on laisse les tâches les plus faciles. Ils se concentrent en général sur les vieilles personnes et les plus faibles. Aux plus aguerri, on confie celles qui nécessitaient un peu plus d'expérience, sans qu'elles soient trop risquées pour autant. Jay, Eroy et moi, on est de ceux qui prennent le plus de risques. Mais on ne laisse jamais passer une belle occasion. Et c'est justement ce qui s'offre à nous.

C'est Jay qui le voit le premier. Évidement... il n'est pas le chef pour rien. Il me donne un coup de coude et me montre le gringalet qui passe devant nous. Il s'arrête et regarde discrètement une montre pas mal du tout. Eroy aussi le voit et sans qu'on le lui demande, il décide de s'en occuper tout seul. Il le suit, mains dans les poches, l'air de rien. On décide de le couvrir. On sait jamais.... C'est un peu trop beau pour être vrai. Si ça se trouve ce n'est pas si facile qu'il n'y paraît. Il y a quelques jours, nous avons mis une bonne raclée à un autre groupe d'orphelins qui avait piétiné nos plates-bandes. Jay doit penser la même chose que moi, avec ce monde, il vaut mieux ne pas prendre trop de risques et assurer les arrières de notre camarade. S'il s'agit des autres qui veulent se venger notre pauvre Eroy pourrait se retrouver bien vite sans défense.

Idir exultait. Il avait envie de crier et de courir partout en agitant les bras. Bien sûr, il n'en fit rien et resta aussi impassible que possible mais il bouillonnait à l'intérieur.
Du coin de l'œil, il tenta de suivre les mouvements de ses chapardeurs. Ce n'était pas évident ; ils étaient vifs et la foule mouvante n'aidait pas. Idir décida de faire un petit test. Rien de bien méchant, juste de quoi s'assurer que le poisson avait mordu à l'appât. Il marchait lentement, flânant, louvoyant lentement entre les gens... Brusquement, il se précipita sur un étal et fit mine de s'intéresser à un objet dont il n'avait aucune idée de la nature.

« Whoaaaaa ! » s'exclama-t-il, des étoiles plein les yeux. « C'est un vrai ? Ça alors, j'aurais jamais cru voir ça ! »

L'artisan tiqua. Il le regarda d'un drôle d'air, repris le bassinet en terre cuite décorée et le chassa en maugréant contre les « sales gamins » qui dérangeait sa marchandise et importunait ses clients. Alors qu'il n'y en avait pas, des clients.

« Sympa », marmonna Idir en s'éloignant.

Il fit mine d'être contrarié, enfonça ses mains dans ses poches, rentra les épaules et shoota dans un caillou après quelques pas.

« Sale gamin », singea-t-il d'une voix aigüe. « Sale type, ouais ! »

Il regarda par-dessus son épaule, comme s'il craignait que le commerçant l'ait entendu, puis s'éloigna un peu plus.
Dans son champs de vision, il voyait toujours les trois rôdeurs. Merveilleux !

Finalement, ce n'est pas si facile de suivre le gamin. Il est très vif et dans la foule, on pourrait facilement le perdre. Heureusement qu'à nous trois nous avons assez d'expérience pour ce petit exercice. C'est un bon entraînement et ça nous permet d'affiner notre technique. C'est sympa et existant en fait.

Mais les choses se corsent quand notre victime décide au dernier moment de regarder un étal. Il s'écarte brusquement et on manque de le perdre. Mais à quoi joue-t-il cet idiot ? C'est la première pensée qui me vient à l'esprit et à voir la tête de mes compagnon, je ne suis pas la seule. Eroy s'arrête et fait semblant de regarder l'étal d'un marchand situé juste en face. Jay et moi nous arrêtons dans une petite ruelle et nous le gardons bien en vue.

- Tu croîs que c'est un piège ? Je demande.
- Aucune idée. C'est clair qu'il agit bizarrement. Ce qui est sûr c'est que ce petit jeu m'amuse beaucoup. Mais tu as raison, mieux vaut rester prudent.

A peine a-t-il fini sa phrase que notre nouveau compagnon de jeu repart à travers la foule. Nous le suivons tout en gardant un œil sur ce qui se passe autour de nous, à l'affût du moindre signe de danger. Finalement, Eroy semble se lasser de ce petit divertissement et décide de passer à l'action. Il se rapproche et bouscule le jeune par derrière tout en cherchant à accéder à sa poche, discrètement. Combine classique mais en principe assez efficace.

Idir observe leur manège. C'est comme de regarder un ballet et d'admirer l'agilité des danseurs. Il est complètement fan et s'il n'était pas si concentré sur sa tâche, il s'arrêterait pour les fixer d'un air béat. Peut-être même qu'il irait leur taper la causette en mode groupie, histoire d'avoir un autographe. Sans doute. Mais pour l'heure, il a d'autres papouffs à fouetter. Parce que ça y est, ils vont passer à l'action. Deux ans dans les rues à se faire voler lui ont appris à reconnaître les signes qui ne trompent pas. Les petits rictus aux coins des lèvres, les petits clins d'œil aux complices, les mouvements d'épaules des corps prêts à courir. Ou à en découdre.
Le garçon qui s'approche de lui n'a rien fait de tout ça, il est un peu plus subtile. Mais sa démarche montre tout de même que c'est maintenant que ça se passe.

Idir se tient droit, à nouveau fait mine de chercher quelqu'un du regard, opère un petit demi-tour de sorte que l'autre se trouve presque derrière lui. Oui parce que c'est mieux, comme ça. Vous excusez alors qu'il est clair que vous n'avez rien fait est tout à fait jubilatoire. Enfin ça l'est pour lui. Sport national, 'voyez.
Au moment où l'autre le pousse, il trébuche et manque s'écrouler. Il se retourne vivement et a presque envie de sourire alors qu'il devine plus qu'il ne voit une main se rétracter à toute vitesse. T'es fort, l'ami, constate-t-il. Ça fait plaisir.

« Oh ! Pardon ! » s'exclame-t-il aussitôt en tendant les bras vers l'autre comme pour s'assurer qu'il n'a rien. « J't'avais pas vu ! Je cherche mon cousin et je regardais pas ce que je faisais. Je sais pas c'qu'il fiche, ça fait une plombe que je l'attends. Bref, c'est pas important. Tu vas bien, je t'ai pas fait mal ? »

Il affiche un masque contrit et ses yeux sont ronds comme des billes. À l'intérieur, il est aussi excité d'un môme entrain de déballer un cadeau d'anniversaire.[/i]