Shaïra l'Endurante

I.

Shaïra ne se souvenait plus. Elle ne se souvenait plus des coups qu’elle avait reçus, des insultes et des nombreuses menaces. Elle avait effacée le visage de son père de sa mémoire depuis longtemps. Cette expression de colère qui lui avait longtemps donné des cauchemars, était à présent enfouie profondément en elle, dans un endroit que personne ne pourrait jamais atteindre. À vrai dire, le plus dur à oublier n’avait pas été son père. La seule chose encore capable aujourd’hui de raviver les couleurs de la douleur était sa mère. Ce visage si doux, si innocent et si fragile. Ces jours où il l’avait tellement frappée que Shaïra l’avait crue morte. Pourtant Lana avait tenu. Pourquoi avait-elle tenu ? Shaïra se le demandait parfois, et la réponse lui venait avec évidence. Parce qu’elle aimait la vie. Elle aimait sa fille, bien sûr, mais avant tout c’était à la vie qu’elle s’était accrochée. Mais Lana n’était pas une femme forte. Sa peau était plus pâle que celle de n’importe quel forban et son caractère plus effacé qu’aucun autre membre du clan. Shaïra aimait se serrer tout contre elle et oublier le monde dans lequel elle vivait, ce monde de violence et de rudesse.

Vint cependant un jour où ce ne fut plus suffisant d’être la famille d’un guerrier pour être protégé. Le mari cruel, autrefois utile au clan de part ses compétences en mécanique, s’était mis à la boisson, et il devint très vite évident qu’il n’allait pas être supporté encore longtemps au sein du clan. Très mauvais combattant, cet homme-là était également difficile à vivre, violent et bête. Il était doué pour provoquer des rixes et était apprécié par bien peu de forbans. Même sa femme, il avait dû l’acheter à une famille pauvre cherchant à s’en débarrasser. Quand Lana expliqua à Shaïra que la fin approchait, qu’elles allaient être jetées hors du clan et que dès lors il leur faudrait trouver un nouveau moyen de subsister, la gamine alors âgée de 15 ans resta mutine pendant plusieurs jours, consternée par la nouvelle. Elle se rendait parfaitement compte de leurs faibles chances de survie une fois laissées à elle-même à Col Muertiga ; elles auraient tôt fait d’être tuées ou vendues. Sans adresser un mot à sa mère, elle ramassa le poignard laissé au sol par son père et s’approcha de lui. Il était allongé devant le feu et elle reconnu son expression hagarde comme celle d’un homme saoul. Comme elle n’avait aucune idée de l’emplacement exacte du cœur d’un homme, elle ferma fort les yeux et passa le fil de la lame sur le cou de son père.

II.

Shaïra alla présenter le couteau aux membres du clan, y compris leurs chefs, et revendiqua le droit de prendre la place de son père. Il y eut différentes réactions dans les rangs des gorgans ; certains rirent, d’autres eurent un rictus méprisant, d’autres encore commencèrent à prendre des paris sur le nombre de jours que Shaïra tiendrait. Tous la jugèrent très mal. Bien sûr, elle manqua de mourir des dizaines de fois les premières années. Elle ne connaissait pas grand-chose au maniement des armes, mais par chance quelques hommes acceptèrent de le lui enseigner. Ses deux seuls avantages étaient sa maîtrise du tir à l’arc, qu’elle perfectionna par la suite, et son endurance, qu’elle entretenait depuis longtemps. Elle était déjà capable de courir pendant des heures sans se fatiguer, et lors des combats peu d’adversaires auraient été capables de l’épuiser sur la durée. Shaïra ne prenait aucun plaisir aux raids, mais elle savait que c’était la seule manière de les garder vivantes, elle et sa mère. Celle-ci reprit d’ailleurs de la vie. Les traces de coups finirent par s’effacer, et leur quotidien revint à une certaine normalité.

Shaïra apprit à ressentir pour les membres du clan autre chose que du simple respect ou de la reconnaissance. Elle finit par réaliser que, plus que son père avant elle, elle s’était intégrée à ces êtres si particuliers. Ainsi, arriva un moment où les mises à l’épreuve commencèrent. N’étant plus considérée comme faible et inintéressante à tuer car elle avait prouvé sa valeur au combat, un homme la défia, puis plusieurs autres. Ce ne fut jamais un combat à mort, mais elle gagna chacun de ces duels et fut dès lors traitée comme une guerrière à part entière. Elle avait 21 ans et avait toujours considérée la vie comme une impasse. Pourtant, une nouvelle porte s’ouvrait à elle : elle avait enfin un avenir.