Histoire

_ Asgeïr, Asgeïr, raconte nous quelque chose !
_ Allez le Sans Arc, les gosses te réclament. Si tu veux pouvoir continuer de bâfrer à l’œil dans mon auberge, rends-toi utile.
Asgeïr jeta un coup d’œil mauvais à la gigantesque tenancière du Sleipnir. M’aa eut un petit sourire narquois et retourna essuyer son comptoir sans plus se demander si oui ou non le factionnaire l’écouterait. Tout le monde l’écoutait toujours.
Prenant une profonde inspiration, l’homme observa la dizaine de bambins qui l’entouraient, plus ou moins âgés, plus ou moins semblables, plus ou moins différents. Plus ou moins les enfants de M’aa. Il haussa les épaules, fit mine de pousser un soupir exaspéré. Son sourire malicieux rassura néanmoins les enfants, qui filèrent s’installer sur l’épais tapis de fourrure non loin du foyer central de l’auberge. Autour d’eux, quelques clients bavardaient, mangeaient ou buvaient. Peu le feraient remarquer, mais tous allaient discrètement tendre l’oreille car le Sans Arc et ses histoires étaient toujours une excellente façon de finir la journée.
S’installant confortablement dans un fauteuil, l’archer parcourut sa jeune assistance du regard.
_ Quelque chose c’est bien vague. Qu’est-ce qui vous ferait envie ?
_ Une bataille !
_ Une légende !
_ La guerre c’est mieux que les légendes.
_ N’importe quoi !
Et les mômes de se chamailler pour avoir le dernier mot.
_ Des souvenirs des Erfeydes ?
Asgeïr haussa un sourcil, ses lèvres s’étirant en un sourire ravi à cette dernière proposition, qu’une voix fluette de jeune fille avait discrètement osé soumettre parmi les braillements des garçons. Toutes les histoires, batailles comme légendes, étaient des souvenirs mais chaque personne en avait une version différente. Plusieurs visions pour une même histoire, toujours. Restait à savoir si vous souhaitiez prendre possession des yeux d'un autre pour la relater ou non. Peut-être essaierait-il de conserver ses yeux, pour cette fois. Calmant les marmots d’un léger sifflement, il répondit d’une voix tranquille.
_ Si la terre pouvait parler je suis sûr qu’elle serait plus que ravie de satisfaire ta demande. En l’absence de cette faculté cependant, il faudra compter sur mes maigres années de vie pour vous rassasier, ainsi que celles de toutes les personnes que j’ai croisées jusqu’ici.
Il attrapa un cordon de cuir qui pendait à son cou, une simple pierre taillée y était attachée en guise de pendentif, et le dénoua afin de pouvoir l’enrouler autour de sa paume. Les enfants firent silence. C’était le signe que l’histoire commençait.
_Laissez moi vous parler de cette fois où, traquant la piste d’un mercenaire en fuite, je suis tombé sur un ermite vivant reclus au pied des Trois Glaciers. Il cherchait une relique ancienne et me raconta son histoire, ainsi que quelques bribes de sa vie. Le lendemain, il m’avait convaincu de l’aider dans ses recherches. Mon mercenaire était déjà bien loin de toute façon. Alors nous sommes partis sur les traces de la Plume d’ambre.
Un fin sourire mutin étira les lèvres du Sans Arc tandis que l’assemblée se faisait attentive et qu’il entamait les premiers tracés de mots qui constitueraient ce récit.

Il raconta des heures durant. La nuit était déjà bien avancée quand il acheva sa dernière sentence et les plus jeunes s'étaient endormis sur l'épaisse fourrure. Le conteur improvisé salua d'un hochement de tête les remarques ravies des clients et il alla voir M'aa, qui posa une choppe d'hydromel à son attention sur le comptoir en bois massif, lustré par les années. Les nœuds et irrégularités de sa surface cabossée faisaient légèrement pencher la choppe. Asgeïr sirota distraitement les premières gorgées de l'alcool de miel, reprenant peu à peu pied dans la réalité. Cette histoire était vraie, d'un bout à l'autre. Il n'avait menti que sur une chose. Ce qu'il avait tut de cette aventure c'était la raison qui l'avait conduit à la rencontre de l'ermite. Ce n'était pas un mercenaire qu'il traquait à cette époque, mais son frère aîné, Arne Fröwin.
Il fut tiré de ses pensées par le pas lourd de M'aa. Le bois du comptoir trembla légèrement quand l'imposante femme s'y accouda, observant le factionnaire.
_ Cette fable remonte à l'époque où j'ai ramassé ta carcasse de gamin devant ma porte si je ne me trompe pas.
_ Ta mémoire a toujours été excellente M'aa.
_ Oui-da, ça tu peux l'dire ! Je pourrai t'énoncer les ardoises de tous les empaffés qui mettent les pieds ici et crois moi, ça en fait du beau monde.
La tenancière du Sleipnir le fixa avec insistance alors qu'il hochait la tête, un vague sourire aux lèvres avant qu'il n'entame une conversation qu'elle n'écouta pas. Elle se souvenait de leur première rencontre. Après tout, elle avait toujours eut une excellente mémoire. Mais le factionnaire n'était pas en reste. Il aurait beau s'évertuer à obscurcir ses souvenirs, elle savait qu'il se les remémorait si bien qu'ils auraient pu se dérouler sous ses yeux. Asgeïr avait à peine onze ans la première fois qu'il était venu s'échouer sur le pas de son auberge, elle s'en souvenait comme si c'était hier. Comme bon nombre d'enfants, elle l'avait accueilli, logé et nourri en échange de ses bras et de sa jeune vitalité pour récolter ses plantations et faire tourner l'établissement. Mais Asgeïr avait d'autres projets et il avait fallu des mois à M'aa pour obtenir de l'enfant qu'il lui raconte comment il était arrivé jusqu'ici, à l'orée Ouest des Cîmes Hérissées depuis les lointaines exploitations du Sud-est.
A l'en croire, ce n'était qu'une histoire anodine. Enfant déjà, il arrivait à raconter les choses avec une aisance déconcertante, à manipuler les mots pour qu'ils sonnent justes là où ils le devaient et pas ailleurs, éludant des pans entiers de la curiosité de la matrone sans que celle-ci ne le remarque. Un véritable enfer d'essayer de lui tirer les vers du nez. Mais elle y était parvenue, près d'un an après qu'elle l'ait recueilli. Comme une outre se trouant, le garçon lui avait parlé de sa vie avant le Sleipnir une journée durant, ajoutant une foule de détails d'une précision exacerbée.

Asgeïr était le second fils d'un couple de fermiers vivant non loin du mur au sud de l'île. Il avait un grand frère, Arne, qui brillait en tout domaine. Fort, grand, beau garçon, avec un lien de terre puissant et, en prime, aîné attentionné, le premier des fils Fröwin faisait la fierté de ses parents et de toute la bourgade. Il était évident pour eux qu'il deviendrait factionnaire et protègerait le pays, mais ils avaient besoin de lui à l'exploitation familiale, au moins le temps que le nourrisson qu'était Asgeïr grandisse. C'est l'une des raisons pour laquelle il passa l'épreuve du labyrinthe assez tard, à ses dix-sept ans, quand le cadet en eut quatre et fut considéré comme suffisamment grand pour ne plus être materné en permanence. L'aîné revenait des camps du Nord dès qu'il le pouvait, apportant toujours un tas de cadeaux à son petit frère et à ses parents. L'enfant adorait son grand frère, qui lui apprenait de nombreuses choses à chacune de ses visites. C'est lui qui avait enseigné au plus jeune à se servir d'un arc pour effrayer les prédateurs menaçant les troupeaux. D'aucuns pensaient que cette initiation des flèches presque au berceau influa sur le lien que possédait le cadet Fröwin. Ridicule bien sûr.
Le dernier fils Fröwin avait beau être très jeune, il voyait bien qu'il n'était pas comme son frère aux yeux des autres et de ses parents. Bien sûr ils l'aimaient et le choyaient mais ils passaient également leur temps à lui répéter combien Arne était exemplaire, qu'il devait prendre exemple sur lui, qu'ils seraient alors très fiers de lui. Il faut dire que le gamin savait à quoi s'en tenir. Il se savait taciturne. Dire que son grand frère était si attachant, quel dommage ! Il savait que les gens l'évitaient au village parce que son lien ne se montrait toujours pas alors que les enfants de son âge le maîtrisaient tous depuis plusieurs années déjà. Dire que son grand frère avait découvert le sien à trois ans, quel dommage ! Il savait que son comportement et son attitude toujours avenants, sa voix toujours calme et le fait qu'il ne crise jamais leur semblait étrange. Il savait que tout le monde le comparait à son aîné en permanence et qu'il ne serait jamais vu que sous cet angle dans le village entier. Il faisait de son mieux mais avec ces tares, combler treize ans d'adoration pour un fils était dur. D'autant qu'il n'était pas destiné à être factionnaire et à vivre pour le pays. Il resterait ici, à aider ses parents. C'était ce qui était prévu. Les paternels Fröwin ne pouvaient se permettre de laisser leur deux fils aux Erfeydes, ils devaient en garder un. Que le plus prometteur brille pour tout le village en leur nom, que l'étrange gamin qui lui servait de frère reste donc dans l'ombre.

M'aa avait écouté, parfois posé des questions. L'enfant semblait si détaché de son récit qu'elle s'en inquiéta d'abord, se demandant si elle ne l'obligeait pas à se souvenir d'une quelconque tragédie. Mais elle comprit par la suite que c'était simplement par pitié pour ses parents qu'il parlait ainsi. Et parce que telle était sa nature. Ils n'avaient vu en lui qu'une roue de secours, un substitut, et ce malgré l'amour qu'ils éprouvaient pour lui. Il ne leur avait jamais tenu rigueur des attentes et des déceptions qu'ils avaient ressenties à cause de lui. Asgeïr pouvait se montrer teigneux et rancunier mais la matrone savait qu'il ne l'était qu'en cas d'atteinte à son amour propre. Il n'en voulait pas à ses parents d'avoir eu de l'espoir et d'avoir été déçus de ne pas le voir comblé parce qu'il pouvait comprendre. Il leur en voulait pour autre chose.

L'année de ses huit ans, Asgeïr découvrit son lien avec le vent alors qu'il chassait un rapace avec son arc. L'oiseau s'envolant dans les fourrés, l'enfant s'agaça et s'imagina pouvoir le repérer parmi tous ces arbres aussi clairement que s'ils étaient transparents. Ce qui arriva. Après que la surprise et la méfiance se soit estompées, il avait confirmé sa relation avec le vent en cherchant son frère dans les alentours de la ferme. Il était censé lui apprendre à se servir d'un arc lourd mais il n'était plus dans la maison. Sans s'en rendre compte, puis comprenant comment s'y prendre, l'enfant usa du vent pour repérer la masse de son frère dans les alentours et, guidé par ce sonar aérien, il le trouva à l'orée d'un bosquet qui bordait le pâturage. Il lui avait semblé percevoir une deuxième silhouette humaine mais ne s'en formalisa pas. Ce devait être un arbre. Son frère fut enchanté de la bonne nouvelle, tout comme ses parents. Le factionnaire lui transmis quelques méthodes pour maîtriser son lien petit à petit, lui offrit un arc long faisant deux fois sa taille en riant devant l'air ahuri du cadet puis s'en alla.
Il fallut trois ans à Asgeïr pour apprendre que si, depuis cette fameuse année, son frère ne montrait plus signe de vie c'était parce qu'il était devenu un déserteur. Il avait surpris une dispute entre ses parents qui le lui avaient caché jusqu'alors. Il se sentit d'abord soulagé. Les parents Fröwin lui avait déclaré qu'il était mort pour couvrir leur honte. Mais Arne était toujours en vie. A cette joie éphémère succéda la colère. Comment, après tout ce temps, Arne osait-il fouler aux pieds toute l'admiration que son frère éprouvait ? Comment avait-il pu sombrer ainsi dans le déshonneur ? Il n'avait qu'une vingtaine d'années, pourquoi gâcher ainsi sa vie ?

C'est comme ça qu'il se retrouva au bord de la mort par épuisement, un beau soir, devant la taverne de M'aa. Asgeïr avait décidé de partir à la recherche de son frère, se disant que puisque personne n'y arrivait, il ne perdait rien à essayer. Bien sûr, il ne prévint pas ses parents. Il leur en voulait de lui avoir ainsi caché la vérité, d'avoir enterré si vite un fils qui leur avait tant apporté et aveuglé par la témérité de la jeunesse, il partit avec son arc long trop grand pour lui, un couteau long en silex de sa fabrication bien plus maniable et quelques provisions. Le jeune garçon parcourut les routes pendant des mois, s'improvisa apprenti, garçon de course, barde, chasseur ou conteur de bourgs en villages pour récupérer un pécule misérable et pouvoir survivre. Il vola à l'étalage quand il ne pouvait plus supporter la faim, se terrait dans des recoins de toits battus par les vents pour dormir quand il n'arrivait pas à se faire héberger. Parfois, il obtenait des vêtements, tombait sur des objets intrigants qu'il revendait. Il inventait des histoires aux coins des braseros des auberges, sa voix transportant presque immanquablement les clients malgré eux. S'il n'y avait eu cette sensation de trahison qui lui remontait un goût amer en bouche, il aurait presque pou oublier son frère et continuer ainsi à errer, à voir et à apprendre tout ce que les Erfeydes et ses habitants voudrait bien lui montrer. Comme cet ermite et sa plume d'ambre. Il apprit aussi de nombreuses choses à ses dépends. Notamment une nouvelle étape dans son lien, à savoir influencer le mouvement des choses grâce au vent. Cette découverte alla de paire avec une perte de connaissance. Asgeïr avait abusé de son pouvoir pour se défendre d'un rôdeur désireux de lui voler ses possessions, l'envoyant voler de l'autre côté d'une rue alors qu'il était lui même projeté contre une porte massive et inébranlable. Eloigner un homme était une chose trop difficile, demandant trop d'ithylium et d'énergie pour le garçon qu'il était alors.

Et M'aa l'avait ramassé, comme l'un de ses navets parvenu à terme et bon à être enfin utile à quelqu'un. Elle ramassait souvent des navets. Puis elle les observait se transformer en navets adultes et capables avant de les relâcher. Asgeïr était reparti dans le sud après deux ans à vivre ici. A leur rencontre suivante, il avait seize ans et était factionnaire. Elle n'avait rien obtenu de lui mais les histoires circulaient toutes un jour ou l'autre, se recoupant, se complétant à mesure que chacun y apportait sa pierre. Assez pour comprendre qu'en redescendant chez lui, le garçon avait trouvé sa mère malade et son père aigri. Avant que sa génitrice ne disparaisse, l'enfant s'était senti obligé de promettre à sa mère de faire mieux que son frère et de devenir un factionnaire dont elle puisse être fière. Son père avait approuvé. Il était plus simple de dire qu'il s'en préoccupait peu. Le fils disparu sans laisser de traces était tout aussi mort à ses yeux que celui ayant déserté. Tout était fini pour lui depuis qu'il avait appris la défection de son fils, c'était ainsi. Fröwin père était remonté près des Cîmes, Asgeïr s'était présenté au labyrinthe. Il en était sorti après un peu plus de trois jours, les bras entaillés en de multiples endroits et son lien avec le vent s'en était trouvé fortement amélioré. Contrairement à ce qu'il avait toujours cru, il faisait un factionnaire acceptable, d'autant que son profil certain pour le groupe des éclaireurs lui permettait de renouer avec ses besoins d'errances. L'éclaireur au lien créateur d'arc et de flèches de vents avait assisté plusieurs clans avant de s'enrôler définitivement sous la bannière de la femme chef des Loups d'Argent. Mais où qu'il soit, il ne manquait jamais de faire un détour par le Sleipnir s'il le pouvait.

M'aa refit surface alors qu'un table bondée de clients éclatait de rires tous plus tonitruants les uns que les autres. L'hilarité gagna bientôt toute la salle et même elle, s'en savoir pourquoi, se mit à rire. Elle lança une bourrade dans l'épaule du factionnaire accoudé au comptoir avant de s'en retourner vaquer au bon fonctionnement de son établissement.
_ N'oublie pas que la porte du Sleipnir t’est toujours ouverte, Sans Arc. Et que tu me dois encore un bon paquet de services pour laver ton ardoise !
Asgeïr sourit, souleva sa choppe et hocha la tête en guise de salut. Terminant de boire, il déposa quelques pièces à côté du chiffon de M'aa et sortit. L'air froid chargé de particules de glace soufflée depuis les Trois Glaciers le percuta de plein fouet. Il grimaça, déjà nostalgique de la chaleur accueillante de l'auberge, et resserra son col, enfilant son capuchon bordé d'une fourrure de vison noir. Il devait reprendre la route, retourner au camp et faire son rapport. Il hésita un instant sur la route qu'il suivrait, décida d'éviter les alentours du labyrinthe. Il détestait cet endroit, bien qu'il soit obligé de s'en approcher de temps à autres. Asgeïr ne gardait pas vraiment de bons souvenirs de son rituel de passage chez les factionnaires. Il doutait que quiconque puisse en garder de bons souvenirs, ceci dit. A moins d'être complètement tordu. C’était aussi le dernier endroit où il avait aperçu la trace de son frère, il y avait de cela une dizaine d’années, alors qu’il n’était encore qu’un bleu parmi la Faction. Il savait qu’Arne n’aurait que redoublé de prudence depuis et qu’il serait inutile de chercher de nouvelles preuves de son passage là bas.
Un sifflement discret lui fit relever la tête et le Sans Arc s'approcha des deux compagnons qui l'avaient devancé dehors. Deux nouvelles recrues qu'il avait personnellement demandé à avoir pour ce voyage.
_ L'hydromel de M'aa est vraiment bon. Même mon patriarche et ses chicots branlants tout juste bons à boire de l'eau ne pourraient cracher dessus.
Ca, c'était Keirn, un jeune factionnaire qu'Asgeïr pressentait bon bretteur et fin limier.
_ Grmmh.
Ca, c'était Yolk approuvant son cadet, un homme aussi haut que large et plus silencieux qu'un flocon de neige tombant sur le sol. Il était rare qu'il parle sans y être obligé. Asgeïr sourit et brossa la fourrure bordant sa capuche, déjà recouverte d'une fine pellicule de givre là où son souffle la touchait.
_ Je pense que personne ne pourrait refuser d'en boire de toute façon. M'aa fait bien trop peur pour qu'on risque de la vexer et elle serait capable de t'en foutre deux barils pleins au fond du gosier pour ta peine.
Keirn rigola de bon cœur et Yolk grommela son assentiment tandis qu'ils se mettaient en selle pour reprendre leur route vers le camp Nord-est.